Selmy s’émerveilla, et ce n’était pas la première fois, des étranges aléas qui l’avaient conduit ici. Il était chevalier de Westeros, un homme des terres de l’Orage et des marches de Dorne ; sa place se trouvait dans les Sept Couronnes, pas ici, sur les berges torrides de la baie des Serfs. Je suis venu ramener Daenerys chez elle. Et pourtant, il l’avait perdue, tout comme il avait perdu son père, et son frère. Même Robert. Avec lui aussi, j’ai failli.
Peut-être Hizdahr était-il plus sage que Selmy ne le pensait. Il y a dix ans, j’aurais pressenti ce que Daenerys avait l’intention de faire. Il y a dix ans, j’aurais été assez prompt pour la retenir. Mais là, il était demeuré abasourdi tandis qu’elle sautait dans la fosse, à crier son nom, puis à courir en vain à ses trousses à travers les sables écarlates. Je suis devenu vieux et lent. Rien d’étonnant à ce que Naharis l’appelât ser Grand-Père, par moquerie. Daario aurait-il réagi avec plus de rapidité s’il s’était trouvé aux côtés de la reine, ce jour-là ? Selmy pensait savoir la réponse à cette question, bien qu’elle ne lui plût pas.
Il en avait encore rêvé la nuit précédente : Belwas le Fort à genoux, vomissant bile et sang, Hizdahr excitant les tueurs de dragon, les hommes et les femmes qui fuyaient terrorisés, se battant dans les escaliers, se piétinant, s’époumonant et hurlant. Et Daenerys…
Elle avait les cheveux embrasés. Elle tenait le fouet dans sa main et elle criait, puis elle était sur le dos du dragon, en vol. Le sable soulevé par Drogon qui prenait son essor avait blessé les yeux de ser Barristan, mais à travers un voile de larmes, il avait regardé l’animal s’enlever de l’arène, ses grandes ailes noires gifler les épaules des guerriers de bronze aux portes.
Le reste, il l’avait appris plus tard. Devant ces mêmes portes se trouvait une foule compacte de gens. Paniqués par l’odeur du dragon, les chevaux en contrebas s’étaient cabrés de terreur, battant l’air de leurs sabots ferrés. Étalages de nourriture et palanquins avaient été pareillement renversés, les hommes jetés à terre et piétinés. On avait lancé des piques, tiré à l’arbalète. Certains carreaux avaient atteint leur cible. Le dragon s’était violemment tordu dans les airs, fumant de ses blessures, la fille agrippée à son dos. Puis il avait craché son feu.
Il avait fallu aux Bêtes d’Airain le reste de la journée et une bonne partie de la nuit pour collecter les cadavres. Le bilan s’élevait finalement à deux cent quatorze tués, trois fois autant de brûlés et de blessés. Drogon avait désormais quitté la cité depuis longtemps, aperçu pour la dernière fois haut au-dessus de la Skahazadhan, volant vers le nord. De Daenerys Targaryen, on n’avait retrouvé aucune trace. Certains juraient l’avoir vue tomber. D’autres soutenaient avec insistance que le dragon l’avait emportée pour la dévorer. Ils se trompent.
Ser Barristan ne connaissait des dragons que ce que tout enfant entend dans les contes, mais il connaissait les Targaryen. Daenerys avait chevauché ce dragon, comme jadis Aegon sur Balerion.
« Elle est peut-être en train de voler jusque chez elle, se dit-il à voix haute.
— Non, murmura derrière lui une voix douce. Elle ne ferait pas ça, ser. Elle ne rentrerait pas chez elle sans nous. »
Ser Barristan se retourna. « Missandei. Ma petite. Depuis combien de temps es-tu debout là ?
— Pas longtemps. Ma personne regrette de vous avoir dérangé. » Elle hésita. « Skahaz mo Kandaq souhaite s’entretenir avec vous.
— Le Crâne-ras ? Tu lui as parlé ? » C’était imprudent, très imprudent. Il y avait une profonde inimitié entre le roi et Skahaz, et la fillette était assez fine pour le savoir. Skahaz n’avait fait aucun mystère de son opposition au mariage de la reine, chose qu’Hizdahr n’avait pas oubliée. « Il est ici ? Dans la pyramide ?
— Quand il le désire. Il va et vient, ser. »
Oui. Ça ne m’étonne pas. « Qui t’a dit qu’il voulait s’entretenir avec moi ?
— Une Bête d’Airain. Elle portait un masque de hibou. »
Elle portait un masque de hibou lorsqu’elle t’a parlé. Désormais, ce pourrait être un chacal, un tigre, un pangolin. Ser Barristan avait pris ces masques en haine depuis le début, et jamais davantage que maintenant. Des hommes droits n’auraient nul besoin de se cacher le visage. Quant au Crâne-ras…
À quoi pouvait-il donc songer ? Après qu’Hizdahr avait transmis le commandement des Bêtes d’Airain à son cousin Marghaz zo Loraq, Skahaz avait été nommé gouverneur du Fleuve, chargé de tous les bacs et les dragues, et des fossés d’irrigation qui bordaient la Skahazadhan sur cinquante lieues, mais le Crâne-ras avait refusé cet office ancien et honorable, ainsi que l’avait présenté Hizdahr, préférant se retirer dans la modeste pyramide de Kandaq. Sans la reine pour le protéger, il court un très gros risque en venant ici. Et si l’on voyait ser Barristan lui parler, des soupçons pourraient également tomber sur le chevalier.
L’odeur de tout cela ne lui plaisait guère. La situation puait la fourberie, les chuchotis et les mensonges, les complots ourdis dans le noir, toutes ces choses qu’il espérait avoir laissées derrière lui avec l’Araignée, lord Littlefinger et leurs congénères. Barristan Selmy n’était point un érudit, mais il avait souvent jeté un coup d’œil dans les pages du Livre Blanc, où étaient consignées les actions de ses prédécesseurs. Certains avaient été des héros, d’autres des faibles, des canailles ou des poltrons. La plupart n’étaient que des hommes – plus vifs et plus forts que le commun des mortels, plus habiles avec une épée et un bouclier, mais toujours vulnérables à l’orgueil, à l’ambition, au désir, à l’amour, à la colère, à la jalousie, à la cupidité, à la soif de l’or, au pouvoir et à tous les autres défauts qui affligeaient les moindres mortels. Les meilleurs surmontaient leurs défauts, accomplissaient leur devoir et mouraient l’épée à la main. Les pires…
Les pires étaient ceux qui s’adonnaient au jeu des trônes. « Tu saurais retrouver ce hibou ? demanda-t-il à Missandei.
— Ma personne peut essayer, ser.
— Dis-lui que je discuterai avec… avec notre ami… après la tombée du jour, près des écuries. » On fermait et on barrait les portes principales de la pyramide au coucher du soleil. À cette heure-là, les écuries seraient tranquilles. « Assure-toi que c’est le même hibou. » Il ne faudrait pas qu’une autre Bête d’Airain apprenne l’affaire.
« Ma personne comprend. » Missandei se retourna comme pour s’en aller, puis suspendit son mouvement un instant et dit : « On raconte que les Yunkaïis ont cerné la cité de scorpions, pour cribler de carreaux d’acier le ciel, au cas où Drogon reviendrait. »
Ser Barristan avait entendu dire cela, aussi. « Tuer un dragon en plein ciel n’est pas une mince affaire. À Westeros, beaucoup ont essayé d’abattre Aegon et ses sœurs. Personne n’y a réussi. »