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«Eh bien, dis-je, vous avez un anévrisme de l’aorte.

– Oui, c’est ce qu’on m’a dit, répondit-il placidement. J’ai été voir un docteur la semaine dernière. Et il m’a dit que ça éclaterait sous peu. Ça empire depuis des années. J’ai attrapé cela dans les montagnes de Salt Lake où j’ai souffert du froid et de la faim. Mais ma tâche est accomplie: je suis prêt à partir. Tout de même, je voudrais bien m’expliquer avant. Je ne veux pas qu’on se souvienne de moi comme d’un vulgaire assassin.»

L’inspecteur et les deux détectives devaient-ils le laisser raconter son histoire? Ils en discutèrent non sans vivacité.

«Docteur, me demanda enfin l’inspecteur, croyez-vous qu’il y ait un danger imminent?

– J’en suis sûr!

– Alors, notre devoir est clair; dans l’intérêt de la justice, il nous faut recueillir sa déposition. Vous pouvez parler, monsieur; mais je vous préviens encore une fois que nous enregistrons vos paroles.

– Avec votre permission, dit Hope, je m’assieds. Cet anévrisme me fatigue beaucoup, et la lutte de tout à l’heure ne m’a pas arrangé! J’ai un pied dans la tombe. Et je n’ai aucune raison de mentir! Tout ce que je vais vous dire est scrupuleusement vrai. L’usage que vous ferez de mes paroles, ça m’est égal.»

Jefferson Hope se renversa sur sa chaise et commença son récit. Il parla d’une manière calme et méthodique, comme s’il se fût agi de choses assez ordinaires. Je peux garantir l’exactitude du compte rendu qui suit; je l’ai confronté avec les notes de Lestrade qui avait tout pris en sténo.

«Peu vous importe pourquoi je haïssais ces hommes. Je vous dirai seulement qu’ils étaient coupables du meurtre de deux personnes, le père et la fille, et qu’ils l’ont payé de leur vie. C’était un crime trop vieux pour que j’en appelle à un tribunal quelconque. Mais, comme je savais qu’ils étaient coupables, je décidai que je serai, à moi tout seul, le juge, le jury et le bourreau. Si vous avez du cœur au ventre, vous auriez agi comme moi.

«La jeune fille était ma fiancée il y a vingt ans. On la maria de force à Drebber; elle en mourut, le cœur brisé. Je fis glisser l’alliance du doigt de la morte, et je me jurai de la mettre sous les yeux de son bourreau au moment de sa mort. Elle lui rappellerait son crime et il saurait pourquoi je le punissais. Je portais l’alliance toujours sur moi. J’ai cherché ce misérable et son complice à travers les deux continents. Enfin, j’ai pu les joindre. Ils avaient cru que je me fatiguerais, mais ils se sont trompés. Si je meurs demain, ce qui est probable, je mourrai content: ma tâche est faite et bien faite. Ils sont morts tous les deux de ma main. Il ne me reste plus rien à espérer, ni à désirer.

«Ils étaient riches et j’étais pauvre: il m’était difficile de les suivre. Quand j’arrivai à Londres, je n’avais plus le sou. Je me mis en quête d’un emploi. Conduire un cheval ou une voiture est pour moi une chose aussi naturelle que de marcher. J’allai donc chez un loueur qui m’employa. Chaque semaine, je devais remettre tant à mon patron. Le surplus était pour moi. C’était peu, mais je m’arrangeais pour joindre les deux bouts. Le plus difficile, c’était de m’orienter. Quel embrouillamini, Londres! J’avais un plan sous la main cependant; quand je sus bien situer les gares et les principaux hôtels, cela commença à marcher. Je mis un certain temps à trouver le domicile de mes deux gentlemen. Je cherchai, cherchai… Ils étaient logés dans une pension à Camberwell, sur l’autre rive. Là, ils étaient à ma merci. J’avais une barbe: ils ne pouvaient pas me reconnaître. Je voulais les pister jusqu’au moment favorable. J’étais bien décidé à ne pas les laisser s’envoler! Oh! ils ont été bien près de le faire! Pourtant, j’étais continuellement sur leurs talons. Parfois, je les suivais à pied; d’autres fois, avec mon fiacre. Cette manière était la meilleure: alors ils ne pouvaient pas me semer. Ce n’était que tôt le matin et tard le soir que je pouvais gagner quelque chose. Je commençais à être en dette à l’égard du patron, mais ça m’était égal. La seule chose qui comptait était que je mette la main sur mes bonshommes. J’avais affaire à des gens rusés. Ils avaient sans doute peur d’être suivis, car ils allaient toujours ensemble; et, la nuit tombée, ils ne sortaient plus. Je les suivis avec mon fiacre quinze jours durant, et jamais je ne vis l’un sans l’autre. La moitié du temps Drebber était ivre, mais Stangerson veillait. J’avais beau les guetter, jamais l’ombre d’une chance ne se présenta. Je ne me décourageai pas. Quelque chose me disait que l’heure de la vengeance approchait. Ma seule crainte était que ce truc dans ma poitrine n’éclate un peu trop tôt, et que je n’aie pas le temps d’agir.

«Enfin, un soir que j’allais et venais sur Torquay Terrace – leur rue – je vis un cab s’arrêter à leur porte. On le chargea de bagages; puis Drebber et Stangerson montèrent et la voiture démarra. Je fouettai mon cheval et je les suivis de loin. Peut-être allaient-ils quitter Londres? J’étais inquiet. Ils descendirent à la gare d’Euston. Je confiai mon cheval à un gamin et je les suivis sur le quai. Ils se renseignèrent sur l’heure des trains pour Liverpool. Un train venait justement de partir. Il n’y en aurait pas d’autre avant quelques heures. Stangerson parut très fâché de ce retard et Drebber content. J’étais si près d’eux, parmi la foule, que je pouvais entendre ce qu’ils disaient. Drebber avait une petite besogne à terminer; il demanda à Stangerson de l’attendre: il ne serait pas long. Son compagnon lui rappela qu’ils étaient convenus de ne jamais se séparer. «Il s’agit d’une affaire délicate, dit Drebber, je dois être seul pour la traiter.» La réponse de l’autre m’échappa. Mais Drebber se mit à jurer; entre autres, il rappela à son compagnon qu’il n’était que son employé. Il n’avait pas d’ordre à recevoir de lui, n’est-ce pas? Le secrétaire le laissa partir. Il se contenta de demander qu’il le rejoigne à l'Holiday’s Private Hotel, au cas où il manquerait le dernier train. Drebber répondit qu’il serait à la gare avant onze heures, et il partit.

«Enfin, mon jour était arrivé! Mes ennemis étaient en mon pouvoir. A deux, ils pouvaient se protéger, mais, en se séparant, ils se livraient eux-mêmes. Pourtant, j’évitai toute précipitation. Mon plan était déjà arrêté. On ne savoure pas sa vengeance si la victime n’a pas le temps de reconnaître son juge ni de savoir par qui elle est frappée et pourquoi. Je m’étais arrangé pour bien faire comprendre au criminel qu’il expiait son péché.

«Le hasard me servit: quelques jours auparavant, un monsieur qui venait de visiter des appartements dans Brixton Road avait laissé tomber dans ma voiture la clef d’une de ces maisons. Le même soir, on me réclama cette clef. Mais j’avais eu le temps d’en relever l’empreinte et d’en faire exécuter une semblable. Ainsi, je possédais un endroit où agir librement, sans crainte d’être dérangé. Le problème était d’y amener Drebber.

«Sur son chemin, Drebber s’arrêta dans deux tavernes; dans la dernière, il resta plus d’une demi-heure. Quand il en sortit, il titubait; il était à moitié noir. Un fiacre passait. Il lui fit signe. Je le suivis de près: le nez de mon cheval à un mètre du sapin. Nous traversâmes le pont Waterloo et nombre de rues; puis nous nous trouvâmes, à ma grande surprise, devant la pension de Drebber. Je ne pouvais pas m’imaginer pourquoi il retournait sur ses pas. Je stoppai ma voiture à environ cent mètres de là. Il entra dans la maison; sa voiture partit… S’il vous plaît, donnez-moi un verre d’eau. J’ai la gorge sèche.»