C’est dans l’après-midi, sur le chemin du retour, que Friya me lâcha le morceau. « Tu crois que c’est le frère de l’empereur, Tyr ? Où même l’empereur lui-même ?
— Quoi ?
— Il est forcément l’un ou l’autre. C’est le même visage.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, petite sœur.
— Le grand portrait sur le mur, andouille. Celui de l’empereur. Tu n’as pas remarqué qu’ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau ? »
Je l’ai prise alors pour une folle. Mais lorsque nous y sommes retournés, la semaine suivante, j’ai inspecté le portrait de plus près, puis le vieil homme, de nouveau le portrait, et je me suis dit qu’effectivement elle avait peut-être raison.
Ce qui trancha la question, ce furent les pièces de monnaie qu’il nous donna ce jour-là. « Je ne peux pas vous payer avec de la monnaie de la République pour tout ce que vous m’avez apporté, dit-il. Mais vous pouvez garder ceci. Vous ne pourrez pas les dépenser, mais elles ont une certaine valeur pour quelques personnes, d’après ce que j’ai entendu dire. En tant que reliques historiques. » On décelait une certaine amertume dans sa voix. Il sortit une vieille bourse en velours élimé dont il tira une demi-douzaine de pièces, certaines en cuivre, d’autres en argent. « Ce sont des pièces du temps de Maxentius », dit-il. Elles ressemblaient à celles que nous avions vues lorsque nous avions fouillé les placards à l’étage lors de notre première visite, elles représentaient le même visage que celui du tableau, celui d’un jeune homme vigoureux portant la barbe. « Et celles-ci sont des pièces plus anciennes, de l’époque de Laureolus, qui était César lorsque j’étais enfant.
— Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau ! » ai-je balbutié.
Et c’était vrai. Il n’était pas aussi décharné, et sa barbe et ses cheveux étaient mieux taillés ; mais, à part cela, le visage du vieux personnage royal aurait parfaitement pu être celui de notre ami le gardien. Mon regard passait de lui aux pièces dans ma main, puis à lui. Il se mit à trembler. Je me suis alors tourné vers le portrait accroché au mur derrière nous. « Non, dit-il d’une voix faible. Non, non, vous vous trompez… je ne lui ressemble absolument pas, pas la moindre ressemblance… » Ses épaules tremblèrent et il se mit à pleurer. Friya lui apporta du vin, ce qui le calma un peu. Il me reprit les pièces de la main, les regarda en secouant tristement la tête sans rien dire, puis me les redonna. « Je peux vous confier un secret ? » demanda-t-il. Et c’est là qu’il nous raconta toute son histoire. La vérité. Celle qu’il avait cachée au plus profond de lui-même durant toutes ces années.
Il nous parla de son enfance dorée, presque soixante ans plus tôt, en ces temps bénis entre les deux guerres de Réunification : une vie magique, voyageant inlassablement d’un palais à un autre, de Rome à Venia, de Venia à Constantinopolis, de Constantinopolis à Nishapur. Il était le plus jeune et le plus gâté des princes royaux ; son père était mort jeune, une noyade au cours d’un stupide exploit en mer, et à la mort de son grand-père, le trône devait revenir à son frère Maxentius. Lui, Quintus Fabius, devait occuper un poste de gouverneur en province lorsqu’il serait plus grand, en Syrie peut-être ou en Perse, mais à cette époque il n’avait rien d’autre à faire que de profiter pleinement de cette existence dorée.
Puis ce fut la mort du vieil empereur Laureolus et Maxentius lui succéda ; c’est alors que débuta l’horreur, les quatre années de la seconde guerre de Réunification, lorsque des colonels sombres et violents, méprisant le vieil Empire fatigué, décidèrent de le réduire en miettes, de restaurer la République et de chasser les Césars du pouvoir. Nous connaissions évidemment l’histoire ; mais elle était pour nous une fable sur le triomphe de la vertu et de l’honneur sur la corruption et la tyrannie. Mais pour Quintus Fabius, qui avait les larmes aux yeux en la racontant de son point de vue, la chute de l’Empire avait été non seulement une tragédie personnelle poignante mais aussi un véritable désastre pour le monde entier.
Bien qu’étant de bon petits républicains, nous avions le cœur serré par son histoire, les scènes d’agonie de sa famille ; le jeune empereur Maxentius pris au piège dans son propre palais, abattu devant les bains impériaux avec sa femme et ses enfants. Camillus, le deuxième frère, jadis prince de Constantinopolis, poursuivi à l’aube dans les rues de Rome avant d’être massacré par des révolutionnaires sur les marches du temple de Castor et Pollux. Le prince Flavius, le troisième frère, qui s’était échappé de la ville déguisé en paysan, caché dans un chariot sous une masse de grappes de raisin, puis avait constitué un gouvernement exilé à Neapolis avant d’être rattrapé et exécuté moins d’une semaine après s’être déclaré empereur. La succession revenait donc au prince Augustus, seize ans à l’époque, qui se trouvait alors à l’université à Parisi. Le bien nommé, devrait-on dire, car le premier empereur était aussi un Augustus, et celui-ci, deux mille ans plus tard, allait être le dernier après un règne de trois jours avant que les hommes de la Seconde République le retrouvent et le fassent passer au peloton d’exécution.
Des princes royaux, il ne restait plus que Quintus Fabius. Mais dans la confusion générale, il frit oublié. Il n’était qu’un tout jeune garçon, et bien que techniquement le trône dût désormais lui revenir, il ne lui était jamais venu à l’esprit de le réclamer. Des partisans loyalistes l’aidèrent à s’échapper de Rome en le déguisant en paysan alors que la ville était en flammes, et il prit la route vers ce qui allait être une vie en exil.
« Je trouvais toujours des endroits où m’installer, nous raconta-t-il. Dans des villes reculées que la République n’avait pas encore converties, dans des provinces perdues dont vous n’avez sans doute jamais entendu parler. La République lança des recherches, mais sans zèle particulier, puis le bruit commença à courir que j’étais mort. Le squelette de quelque garçon fut trouvé dans les ruines du palais à Rome et on déclara qu’il s’agissait du mien. Après cela, j’ai pu circuler plus ou moins librement, bien que toujours aussi pauvre et toujours aussi discret.
— Quand êtes-vous arrivé ici ? demandai-je.
— Il y a presque vingt ans de cela. Des amis m’avaient parlé de ce pavillon de chasse demeuré plus ou moins intact depuis la Révolution et dont personne ne s’approchait jamais, je pouvais donc y vivre en toute tranquillité. Ce que j’ai fait. Et que je continuerai à faire pour les années qu’il me reste à vivre. » Il tendit la main pour se saisir du vin, mais ses mains tremblaient tellement que Friya s’en chargea. Il le but d’un trait. « Ah, mes enfants, mes enfants, quel monde nous avons perdu ! Quelle folie de détruire l’Empire ! Que de grandeurs il y avait alors !