— Notre père dit que les choses n’ont jamais été aussi bien pour les gens modestes que sous la République », dit Friya.
Je lui donnai un coup de pied dans la cheville. Elle me lança un regard fâché.
Quintus Fabius reprit, tristement : « Sans vouloir offenser ton père, je pense qu’il ne voit pas plus loin que son village. Nous étions formés à apprécier le monde en un clin d’œil. L’Imperium, cet empire englobant le monde tout entier. Crois-tu que les dieux aient envisagé de le confier à n’importe qui ? Que le premier venu pouvait prendre le pouvoir et se déclarer Premier Consul ? Ah non, non, les Césars étaient judicieusement choisis pour maintenir la Pax Romana, la paix universelle qui régnait sur la planète depuis si longtemps. Sous notre autorité, il ne devait y avoir que la paix, une paix éternelle et inébranlable, une fois l’Empire arrivé à sa forme définitive. Mais aujourd’hui que les Césars ont disparu, combien de temps crois-tu que cette paix va durer ? Si un seul homme peut prendre le pouvoir, n’importe qui peut le faire. On verra un jour cinq Premiers Consuls à la fois, vous verrez. Ou même cinquante. Et chaque province voudra devenir un Empire à elle seule. Vous verrez, mes enfants. Vous verrez. »
Je n’avais jamais entendu de propos aussi subversifs. Ni un raisonnement aussi erroné.
La Pax Romana ? Quelle Pax Romana ? On ne pouvait pas vraiment dire que la chose ait vraiment existé. Du moins jamais très longtemps. Le vieux Quintus Fabius aurait voulu nous faire croire que l’Empire avait assuré une paix éternelle et inébranlable dans le monde entier au cours de ces vingt derniers siècles. Mais que dire alors de la guerre civile, lorsque la moitié grecque de l’Empire livra une guerre de cinquante ans contre la moitié latine ? Ou des deux guerres d’unification ? Et n’y avait-il pas eu constamment une succession de rébellions mineures à travers l’Empire, une par siècle pratiquement, en Perse, en Inde, en Britannie, en Afrique éthiopienne ? Non, pensais-je, ce qu’il nous raconte ne peut être vrai. La longue vie de l’Empire avait été une période d’oppression brutale perpétuelle, les esprits des individus étouffés par le joug de la force militaire. La véritable Pax Romana n’existait que depuis notre ère moderne, sous la Seconde République. C’est ce que mon père nous avait appris. Et ce dont j’étais convaincu.
Mais Quintus Fabius était un vieil homme, plongé dans les rêves de sa merveilleuse jeunesse disparue. Loin de moi l’idée de le contrarier sur de tels sujets. Je me contentais de sourire et de hocher la tête, tout en lui versant du vin lorsque son verre était vide. Friya et moi restions là, heures après heures, envoûtés en l’écoutant nous raconter les impressions d’un prince royal au cours des derniers jours de l’Empire, avant que la véritable grandeur ne disparaisse à tout jamais de ce monde.
Il avait encore d’autres cadeaux pour nous avant que nous le quittions. « Mon frère était un grand collectionneur, dit-il. Ses maisons abondaient en trésors divers. Tout cela a disparu, tout sauf ce que vous avez devant les yeux, et dont personne ne se souvient. Lorsque je ne serai plus de ce monde, qui sait ce qu’il en adviendra ? Mais j’aimerais que vous gardiez ceci. Pour vous remercier d’avoir été si gentils avec moi. Pour que vous vous souveniez de moi. Et pour que vous vous souveniez de ce qui a existé jadis et qui est aujourd’hui perdu à tout jamais. »
Friya reçut une bague en bronze, rayée et faussée, avec une tête de serpent sur le dessus ; il lui dit qu’elle avait appartenu à l’empereur Claudius aux débuts de l’Empire. Pour moi, une dague, pas celle au manche incrusté de pierres précieuses que j’avais vue à l’étage, mais une belle pièce tout de même, avec une étrange lame incurvée ; elle provenait du royaume sauvage d’une île de l’Oceanus Pacificus. Et pour nous deux, une jolie petite figurine en albâtre représentant Pan jouant de sa flûte, taillée par quelque grand artisan de l’Antiquité.
La figurine était le cadeau d’anniversaire idéal pour ma grand-mère. Nous la lui avons d’ailleurs offerte le lendemain. Nous pensions que cela lui ferait plaisir, puisqu’elle aimait bien les anciens dieux romains ; mais à notre grand étonnement et à notre grande déception, elle parut surprise et vexée. Elle l’a fixée d’un air furieux, comme si nous lui avions offert un crapaud venimeux.
« Où est-ce que vous avez trouvé cela ? Où ça, hein ? »
Je me suis tourné vers Friya pour lui faire comprendre de ne pas trop en dire. Mais comme d’habitude, elle fût plus rapide que moi.
« On l’a trouvée, grand-mère, en creusant.
— En creusant ?
— Dans la forêt, ajoutai-je. Nous allons nous y promener tous les samedis, tu sais ? Il y avait ce grand monticule de terre – en y plantant nos bâtons nous avons vu quelque chose briller… »
Elle la fit rouler plusieurs fois dans ses mains. Je ne l’avais jamais vue aussi contrariée. « Jurez-moi que c’est bien comme ça que vous l’avez trouvée ! Allez, devant l’autel de Junon ! Je veux que vous me le juriez devant la déesse. Et ensuite, je veux que vous me montriez ce monticule. »
Friya tourna vers moi un regard paniqué.
Je répondis d’une voix hésitante : « Je ne sais pas si on pourra le retrouver, grand-mère. Je te l’ai dit, on se promenait… on n’a pas vraiment fait attention où on était… »
Le rouge me montait au visage et je commençais à balbutier. Il n’est pas facile de mentir à sa grand-mère de manière convaincante.
Elle me tendit la figurine en me présentant sa base. « Tu vois ces marques ici ? Ce sceau-là ? C’est le sceau impérial, Tyr. La marque de César. Cette figurine a appartenu à l’empereur. Tu t’imagines vraiment que je vais croire qu’un trésor impérial traîne dans la forêt sous un monticule de terre ? Allons, vous deux ! Allez jurer devant l’autel !
— On voulait seulement te faire un beau cadeau d’anniversaire, grand-mère, dit Friya d’une petite voix. On ne savait pas que c’était mal.
— Je le sais bien, mon enfant. Alors maintenant, raconte-moi : d’où vient cette chose ?
— De la maison hantée dans les bois », dit-elle. J’acquiesçai en hochant la tête. Que pouvais-je faire d’autre ? Elle allait nous faire jurer devant l’autel.
Techniquement parlant, Friya et moi étions des traîtres de la République. Nous en avions eu conscience au moment même où nous avons découvert l’identité réelle du vieil homme. Les Césars furent proscrits après la chute de l’Empire ; tous ceux ayant le moindre lien de parenté avec l’empereur étaient condamnés à mort afin que personne ne pût venir prétendre au trône à l’avenir.
Un petit groupe de membres mineurs de la famille royale avaient effectivement réussi à s’échapper, disait-on ; mais leur venir en aide était un grave délit. Et il ne s’agissait pas ici d’un cousin éloigné, ni d’un arrière-petit-neveu, mais du propre frère de l’empereur. Il était d’ailleurs l’empereur légitime aux yeux de ceux pour qui l’Empire ne s’était jamais éteint. Et il était de notre responsabilité de le dénoncer aux questeurs. Mais il était si vieux, si faible, si inoffensif. Nous ne voyions pas en quoi il représentait la moindre menace pour la République. Même s’il considérait la Révolution comme un événement funeste et que seul un César choisi par les dieux pouvait assurer au monde une paix durable.
Nous n’étions que des enfants. Nous ignorions les risques encourus et les périls auxquels nous exposions notre famille.
Les jours suivants l’ambiance fut tendue à la maison : il y eut des messes basses entre notre mère et notre grand-mère, puis un soir, cette discussion animée entre elles et notre père après nous avoir fait monter dans notre chambre, il y eut des mots durs et même des cris. S’ensuivit un long silence, puis d’autres conversations mystérieuses. Et les choses redevinrent progressivement normales. Ma grand-mère n’a jamais mis la figurine de Pan parmi sa collection de petits bibelots anciens, et elle n’y fit plus jamais allusion.