Puis, soudain, elle s’aperçut de la niaiserie de ses projets. Était-elle coupable ? Pouvait-on lui faire un crime de cette vague déclaration qu’elle n’avait même pas provoquée ? L’entière responsabilité en incombait à M. Bouju-Gavart.
Cette pensée la ramena vers lui, et elle revit distinctement celui qui l’aimait. Elle repoussa sans peine l’idée fâcheuse de sa vieillesse, redevant trop de gratitude à l’amoureux pour le punir de ce défaut, et l’homme lui étant trop indifférent pour qu’elle se souciât de son âge. Mais sa dépravation l’indignait.
Depuis leur rencontre dans la forêt, un étonnement persistait en elle. L’inconduite de son parrain choquait sa manière de juger les choses et les personnes. « S’il agit de cette façon, se disait-elle, d’autres agissent de même, d’autres sont adultères. » Elle prononçait tout haut : « Adultère… adultère… » comme si elle eût voulu se familiariser avec ce mot jadis si terrifiant. L’infidélité lui sembla un fait constant, normal, et, examinant un à un les hommes et les femmes qu’elle connaissait, elle les soupçonna tous de trahison.
La voiture avait traversé Bon-Secours et contournait le Mont-Gargan. On longea sur la droite, accroché au flanc de la colline, un bois touffu que ceignait une haie éventrée de place en place. Un couple profita d’une brèche et s’enfonça sous les arbres. Lucie le suivit des yeux. Et il lui vint la vision rapide d’autres couples, innombrables, qui se perdaient ainsi dans des sentiers poétiques, ou se retrouvaient en tremblant dans le mystère d’une chambre. Sa visite furtive à Henriette, et les sensations éveillées par cette escapade, ressuscitèrent en elle. Puis son rêve devenant moins net, elle distingua confusément une femme et un homme, enlacés, qui s’en allaient entre deux épaisseurs de feuillages, vers une éclaircie lointaine où brillait du soleil. Et cette femme avait ses propres traits et sa démarche. Et elle perçut des sons d’amour que murmurait la voix timide de l’homme, dont les joues étaient mouillées de larmes.
Elle ne bougea pas le lendemain, comptant sur la visite de M. Bouju-Gavart. Elle lui en voulut de ne pas réaliser son désir. Un jour encore elle attendit. Mais elle brûlait d’une curiosité trop ardente et elle se dirigea vers la rue verte, au domicile de son parrain. La présence de Mme Bouju-Gavart la déconcerta. Elle n’avait pas réfléchi à cette rencontre, pourtant inévitable. Elle l’entendit qui disait :
— Je ne veux pas te gronder, petite, quoique ce soit bien mal de m’avoir oubliée si longtemps.
Et elle crut démêler une allusion clairvoyante dans l’intonation triste de cette phrase. Elle ne répondit pas.
Alors sa vieille amie l’interrogea sur ses occupations actuelles, sur sa santé, sur l’état de son ménage. Et elle répliquait au hasard, l’esprit envahi de pensées étrangères.
Cela l’intriguait, cette femme trompée. C’était le premier être de cette sorte en face de qui les circonstances la mettaient, et elle l’observait attentivement, comme si elle eût espéré découvrir la cause de son abandon.
Pourquoi son mari la délaissait-il ? Rien d’apparent ne justifiait cette offense. Il lui restait de sa beauté célèbre des traits alourdis, mais d’un charme pénétrant, et des yeux affables, dont les coins étoilés de rides augmentaient la douceur. Elle avait des attitudes nobles et une grande harmonie dans les gestes. Lucie la plaignit en songeant à l’ouvrière sans grâce que son parrain accompagnait quelques jours auparavant. Puis elle lui compara Mme Berchon, et, là encore, guidée par une jalousie instinctive, elle estima que la gentillesse maniérée d’Henriette ne valait pas la distinction suprême de l’épouse.
Enfin, elle-même ne se posait-elle pas en rivale ? Un remords l’effleura, vite envolé. La conviction de sa supériorité lui donnait de l’assurance, et n’ayant exalté Mme Bouju-Gavart que pour mieux établir son propre triomphe, elle s’adjugea une force de séduction irrésistible. Elle eut l’impérieux besoin de revoir celui qui l’aimait, et elle dit :
— Votre mari se porte bien ?
Au même moment, il entrait. Elle fut déçue ; elle se l’imaginait plus jeune et plus attrayant. En outre, il fit preuve d’une délicatesse dont l’excès déjoua les prévisions de Lucie. Rien dans ses allures n’indiqua le moindre trouble. Elle s’en alla, dépitée, incertaine.
Les Bouju-Gavart partirent pour Dieppe. Mme Chalmin, obligée d’attendre sa mère, s’ennuya de nouveau. Son humeur s’altéra. Robert en souffrit patiemment, attribuant cette crise à l’intolérable chaleur qui régnait en ville. Il la traitait comme une enfant gâtée, ce qui la mettait hors d’elle. Des querelles s’élevèrent, suivies de bouderies. Les derniers points par où leurs âmes se touchaient s’évanouirent.
Alors elle flâna dans les rues, de vitrine en vitrine, fit des emplettes et détaillait le visage des commis qui la servaient.
Enfin, Robert ayant conduit ces dames et l’enfant au bord de la mer, elle recommença ses promenades avec « parrain ».
Elles furent longtemps moroses, M. Bouju-Gavart ne se départissant pas de sa réserve. Irritée, elle usa de coquetterie. Elle minaudait, le taquinait, et, s’autorisant de leur différence d’âge, s’asseyait sur ses genoux devant Mme Bouju-Gavart.
Elle n’aurait pu dire le but de ses efforts. Elle profitait de la diversion que le hasard fournissait à son désœuvrement, sans même soupçonner l’inconséquence de ses actes. Le mystère de l’amour l’attirait. Cet homme l’aimait-il vraiment ? Était-elle la source d’ivresses affolantes et d’angoisses cruelles ? Elle l’interrogeait de ses yeux avides. Mais il demeurait impénétrable.
Elle acheta clandestinement un costume de bain. Robert ne lui permettant qu’une espèce de sac très ample, pourvu d’une large jupe, et qui l’emprisonnait des chevilles aux poignets. Et un matin, de bonne heure, elle se baigna devant parrain, moulée dans un maillot noir. L’étoffe collait à la chair comme une seconde peau. Les jambes, les bras, les épaules émergeaient de cette gaine sombre, étincelants de blancheur. Aucune ligne n’était interrompue, aucune forme voilée. Au sortir de l’eau, il voulut la couvrir de son peignoir. Ses mains tremblaient. Il y dut renoncer.
Ils revinrent par la plage, le long de la mer. Et tout de suite il parla :
— Ce n’est pas bien, ce que tu fais, Lucie. Je n’ai rien à t’apprendre, puisque tu sais tout, et pourtant on dirait qu’il t’en faut davantage. Qu’as-tu besoin de mots, quand tous mes actes te révèlent mon secret ? C’est de cela surtout que je souffre, de ton ignorance du mal et de ta méchante envie de le connaître. Eh bien, oui, je suis fou ! Jamais une femme ne m’a remué comme toi, tu me bouleverses, tu m’effrayes…
Encore une fois il se tut. Il lui était impossible d’achever cette monstrueuse déclaration. Lucie fut près de lui crier : « Allez donc, cela m’amuse. » Et elle se serrait contre son compagnon, appuyait sa poitrine sur son bras et le tentait avec la fraîcheur de ses lèvres et de son visage souriant, levé vers lui.
Mais déjà il reprenait, changeant insensiblement la conversation :
— Tu entends, petite, pas une ne m’a remué comme toi. Et cependant j’en ai eu, et de nombreuses, des jolies et des laides, de celles qui se vendent et de celles qui se donnent : j’en ai eu de toutes les classes, de la nôtre et de la plus vile, des dames et des pauvresses — car je les aime toutes, chez toutes il existe quelque chose à aimer, un coin d’âme ou un coin de corps…
Et, détraqué par la secousse qu’il avait subie, il glissa jusqu’aux plus sincères confidences.
Ce fut désormais le fond même de leurs entretiens. Quand ils se trouvaient seuls, Lucie s’exclamait :
— Vite, parrain, une histoire !
Il racontait ses aventures, ses ruses, ses conquêtes, même ses échecs. Il dressait entre ses maîtresses de minutieux parallèles, les soumettait à un concours où entraient en ligne de compte leurs qualités et leurs imperfections, leurs tares et leurs mérites. Souvent exigeant des noms, elle se heurtait à un refus catégorique, et, l’imagination enfiévrée, elle se figurait reconnaître, à certains signes, telle dame de la société.