Ainsi peu à peu, sans intention, il désagrégea le bloc inconsistant de cultes et de respects qu’avaient formé chez Lucie l’austérité de sa mère, son enfance étriquée, sa claustration de jeune fille, son inexpérience de jeune femme subitement implantée dans un milieu supérieur au sien. Ses vénérations naïves s’écroulèrent, ses effrois se modérèrent. Inévitablement elle en vint à l’excès opposé et prit du monde une vision cruelle et factice.
Il lui narrait avec complaisance ses petites canailleries de coureur. Il citait en badinant des vierges séduites, des épouses débauchées, des ménages désunis. Il énumérait ses trahisons et ses férocités. Et elle en arrivait à considérer ces choses comme des faits naturels et fréquents, de glorieux exploits. Chaque jour s’effritait son rigorisme ; chaque jour, ainsi que d’un édifice dont les pierres se disjoignent, se détachait d’elle une croyance ou un préjugé. Des parties de son être moral tombaient en poussière. Sa conscience pourrissait par places.
Cambrant les reins, dressant la tête, la moustache fière, l’ancien commerçant étalait sa dépravation banale sur le ton pédant d’un homme à bonnes fortunes qui daigne professer :
— Les apparences, tout est là. Le monde nous juge, comme le passant juge la maison, d’après la façade. Que notre façade soit propre, peu lui importe le reste. Moi, c’est ma règle. En affaires j’ai été d’une probité scrupuleuse, car, là, le contrôle est aisé. J’ai gagné ma richesse honnêtement, laborieusement, j’ai donné à Mathilde le plus de bonheur possible et à mon fils les moyens de s’instruire. Donc ma tâche est accomplie. Maintenant j’ai un faible, les femmes. Ce faible est répréhensible. Dois-je pour cela le supprimer ? Qui en pâtit ? Personne. Alors pourquoi me priver ? L’essentiel est de jouer serré et de ne pas faire de faux pas.
Elle s’insurgeait contre ces théories. Elle se croyait indignée. Elle l’était peut-être. Mais, malgré tout, cela s’infiltrait en elle, vivifiait dans son cerveau des cases endormies d’où rayonnaient des rêves qu’elle ne s’expliquait point. Son parrain bénéficiait de l’honorabilité qu’elle lui avait supposée jusqu’ici. Il gardait un prestige inaltérable et ses paroles prenaient une importance décisive. Elle le grondait, puis redevenant câline :
— Allons, encore une histoire ? Votre dernière passion ?
Les après-midi, au Casino, assise sur la terrasse, avec sa mère et Mme Bouju-Gavart, elle appréciait d’un coup d’œil les promeneurs qui arpentaient l’asphalte. Aucun n’échappait à ses accusations perspicaces. Pour les femmes, surtout celles que flanquait un cavalier, elle était inexorable. Les maris trompés — et tous devaient l’être — déterminaient chez elle une hilarité choquante.
Deux ou trois jours par semaine, Robert venait se reposer. Lucie se montrait fort aimable. Elle éprouvait une joie singulière à revêtir devant lui le costume de bain en forme de sac qu’il affectionnait, ainsi qu’à s’occuper de l’enfant sans relâche, comme si c’était son habitude quotidienne.
Au retour de Dieppe, les Bouju-Gavart invitèrent leurs amis à Croisset et mirent une voiture au service de Chalmin.
Après une absence de plusieurs années, consacrées à son volontariat et à ses études de droit à la Faculté de Caen, leur fils Paul arrivait d’un voyage en Suisse. Il s’installa chez ses parents.
Grand, mince, les joues roses, le visage d’une finesse toute féminine, il passait pour beau garçon, profitant de la réputation que sa mère avait laissée. D’intelligence moyenne, d’esprit alerte, libéré de tout scrupule encombrant, il comptait s’inscrire au barreau de Rouen, s’amuser pendant son stage, puis se marier, devenir ambitieux et atteindre à quelque charge publique. Il traversait à cette époque une crise amoureuse qu’il appelait de la passion, et se décernait en conséquence une nature romanesque.
Sa présence fut pour Lucie un grand élément de distraction. Tout de suite se rétablit leur entente d’autrefois, sans calcul d’une part, sans coquetterie de l’autre. Amateur de canotage, Paul entraînait la jeune femme à de longues excursions en Seine. Et quand le soleil se couchait, ils revenaient paresseusement le long de la berge, les rames lentes, la parole facile.
À l’affût maintenant de ces questions, Lucie le fit bavarder sur ses maîtresses. Son premier secret divulgué, il lâcha tout, d’un trait, livrant les noms, comme un collégien à ses débuts. Il termina d’un petit ton fat :
— Je m’arrête là. La dernière est mariée, et tu pourrais la rencontrer.
Quelques minutes suffirent à Lucie pour apprendre les amours de Paul et de Mme Ferville, femme d’un lieutenant d’infanterie en garnison à Caen.
Elle lui lança :
— Est-ce que tu l’as eue ?
Il rougit, hésita, néanmoins n’eut pas le courage de mentir :
— Non, mais c’est tout comme, nous en sommes très loin, et elle m’a promis de se donner complètement cet hiver quand le régiment de son mari viendrait à Rouen…
Elle reprit :
— Où en êtes-vous ?
Il se moqua d’elle :
— Comment veux-tu que je te dise ? Tu devrais deviner…
Et à mots couverts il essaya de lui indiquer le genre de leurs relations. Elle l’écoutait haletante, et conclut :
— C’est drôle, alors, que tu ne sois pas son amant !
Le soir, au dîner, en s’asseyant en face de son mari, entre son parrain et Paul, Lucie eut un petit rire intérieur qui dilata ses narines et illumina sa figure. Ses fossettes se creusèrent, symptôme chez elle de contentement. Robert la félicita :
— Il t’est donc arrivé du bonheur ?
Elle repartit :
— Non, mais je me porte bien, j’ai de la gaieté plein moi.
L’idée qu’elle recevait à la fois les confidences du père et du fils la ravissait. Elle les regardait alternativement, s’enquérait de leurs gestes, étudiait leurs façons de boire et de manger, enfin les mettait en concurrence l’un avec l’autre. Et elle les comparait également dans leurs maîtresses, selon l’image confuse qu’elle s’en forgeait, louant ou critiquant leurs choix, se représentant leurs attitudes et leurs procédés auprès d’elles. La possibilité d’une lutte entre eux la frappa. Ne se pouvait-il pas, en effet, qu’ils s’éprissent de la même femme ? Si c’était moi ! se dit-elle. Pourquoi non. Le père l’aimait déjà. La conquête du fils était aisée. Elle se divertit à la perspective de ce double amour dont elle serait l’objet.
Cette tâche l’absorba plusieurs jours. Elle fit subir à Paul les agaceries employées vis-à-vis de M. Bouju-Gavart. Elle lui dévoilait son ennui, se renversait au fond de la barque en des poses incommodes, et le provoquait par des frôlements de corps et des impudeurs tranquilles.
Elle échoua. Trop camarade avec elle, il ne s’aperçut point de son jeu. Sans s’obstiner, elle revint à parrain dont l’attachement lui fut d’autant plus précieux après la défaite essuyée. Leurs longues causeries recommencèrent.
Bientôt un nouvel attrait s’y ajouta. Un dimanche, la présence de Chalmin et de violentes averses contrariant leurs habitudes, à la première éclaircie, ils se rejoignirent, par un accord tacite, dans une allée voisine. S’exagérant le danger qu’ils affrontaient, ils accumulèrent les précautions, afin qu’on ne notât point leur absence simultanée.
Dès lors, à leurs rencontres les plus inoffensives, ils donnèrent des apparences de rendez-vous dont ils se délectaient. Le premier, M. Bouju-Gavart s’esquivait. Lucie, sous prétexte de gagner sa chambre et de s’y reposer, quittait le salon, s’enveloppait d’une mantille, et courait à l’endroit désigné. Son cœur battait à grands coups.