Cette complicité effaça de leurs paroles tout vestige de retenue. Habilement questionné, M. Bouju-Gavart renseigna sa filleule sur certains points obscurs qui la tourmentaient en matière amoureuse. Ce fut un cours véritable qu’il entreprit. Comme exemples, il citait les femmes qu’il avait possédées. Il les déshabillait, analysait leur tempérament, leurs tics, leurs préférences, leurs dégoûts. Il lui divulgua les raffinements les plus pervers. Et ils remuaient en souriant toutes les polissonneries de l’alcôve. Leurs yeux brillaient. Ils recherchaient les mots obscènes.
Loin d’être assouvie, la curiosité de la jeune femme s’exaspéra. Lui, ses désirs le harcelaient. Elle l’écoutait avec une avidité si étrange et se défendait si mollement contre les menues caresses dont il l’obsédait, qu’il crut souvent le moment favorable à quelque tentative. Il s’en voulait d’hésiter. Cette proie lui semblait à portée de sa main, facile, consentante, peut-être. Il n’osait pas.
— Il n’y a que les fruits gâtés qui tombent, se disait-il ; qui sait si celui-là est assez avancé !
Et, conscient cette fois de son influence malsaine, il s’écriait :
— Un amant, qu’importe ! Ce qui arrête la femme, ce sont les préparatifs de la chute, la difficulté d’échapper aux surveillances qui l’entourent et surtout la peur du scandale. Enfermez une femme avec un homme qu’elle aime et qu’elle a jusqu’ici repoussé par honnêteté, si elle est assurée que nul ne connaîtra sa faute, elle succombera. L’adultère est un instinct qui se satisfait aussi fréquemment que les circonstances le permettent.
Le matin du départ, à leur dernier rendez-vous, ils arpentaient une avenue sombre qui côtoyait la Seine, quand ils entendirent un bruit de pas et des voix qui s’approchaient. Ils se jetèrent bêtement dans le taillis. Chalmin et Paul passèrent en fumant.
Lucie se serrait contre son parrain, les joues blêmes, les bras crispés autour de son cou. Et elle resta longtemps ainsi, trop effrayée pour risquer un mouvement.
Alors il perdit la tête et la renversa. Elle s’abandonna, ne comprenant pas encore. Mais, au contact de ses lèvres sur ses lèvres, elle eut une révolte de tout son être, se dégagea et s’enfuit.
V
D’interminables jours se succédèrent. Lucie ne savait comment emplir le vide de sa vie. Elle flânait au lit jusqu’à l’heure du déjeuner, et se couchait tôt, s’épargnant ainsi la longueur des soirs. Les travaux à l’aiguille, les soins du ménage, les livres l’horripilaient. Elle ne s’intéressait guère plus aux personnes. Sa mère, retenue par ses pratiques de piété, la voyait peu. Son fils ne réclamait son attention ni par sa santé aujourd’hui rétablie, ni par les gentillesses ordinairement inhérentes à son âge. Elle l’habillait mal et le laissait entièrement aux mains de la bonne.
Son entente avec Robert ne se démentait point. Elle lui gardait une sympathie mêlée de déférence. Leurs rapports consistaient à échanger durant les repas ce qu’ils avaient mutuellement appris de neuf sur les potins de la ville, et à s’étreindre sans ardeur à des intervalles de plus en plus réguliers.
Toujours d’humeur ouverte, heureux en affaires, enchanté de son mariage, Chalmin, peu observateur, ne se doutait nullement de l’ennui qui rongeait sa femme. Quant à parrain, il avait annoncé son intention de passer à Croisset une partie de l’hiver.
Seules les visites de Paul rompaient de temps à autre les monotones après-midi de la jeune femme. Il la tenait au courant de sa liaison avec Mme Ferville, installée à Rouen ainsi que son mari. Cette intrigue passionnait Lucie comme un roman véritable dont elle suivait, palpitante, les difficultés et les progrès. Elle aspirait au dénouement autant que Paul. Elle le réconfortait.
— Ne crains rien, toutes elles y passent. Il suffit de patienter.
Au mois de décembre, les Lefresne donnèrent leur bal. Cette fête réunissait tous les ans, dans un vaste hôtel de la rue Duguay-Trouin, l’élite de la société rouennaise. M. et Mme Ferville furent invités. Aussitôt Paul combina une rencontre entre les deux femmes.
À onze heures, Lucie fit son entrée au bras de Chalmin. La foule était si compacte que des couples dansaient dans le vestibule, sorte de hall à colonnades, d’où partait un double escalier de pierre.
À la porte du grand salon, ils saluèrent M. Lefresne, un gros homme tout rose, sans cheveux ni sourcils, et Mme Lefresne, une petite vieille, ridée, sourde, qui répondait aux arrivants, quel que fût le sens de leurs paroles : « Vous êtes trop aimable. »
La musique cessa. Les invités se séparèrent en deux groupes distincts : d’un côté ces dames, toutes assises, au second rang les mères, au premier les filles, — de l’autre les hommes, répandus un peu partout, au seuil des portes, sur les marches de l’escalier. Les deux groupes ne fusionnaient qu’aux premières mesures de l’orchestre. Ces messieurs se précipitaient alors vers ces dames, les entraînaient, pivotaient autour d’elles, puis les ramenaient à leurs places.
La plupart des jeunes gens ne dansaient point, soit par pose, soit par timidité. Ils contemplaient d’un air dédaigneux les débutants, tourbillonneurs affairés qui s’épongeaient d’une main et de l’autre compulsaient leur carnet de bal. À ce noyau de cavaliers s’adjoignaient les militaires et quelques vieux qui professaient la valse à trois temps.
Robert cherchait à caser sa femme quand Paul survint. Une mazurka commençait. Il offrit son bras à la jeune femme, et tout de suite sa joie éclata :
— Ça y est !
— Quoi ? fit-elle.
— Eh bien, je l’ai eue, tantôt !
Elle s’épanouit :
— Ah ! enfin, ce n’est pas malheureux.
Il dut lui retracer scrupuleusement les détails de l’entrevue, et elle demanda :
— Est-elle ici ?
— Oui, tiens, là-bas, cette brune en bleu.
— Quelle chance, juste à côté de Mme Lassalle, je vais me mettre entre elles.
La danse finie, Paul avança une chaise, puis se mit à causer alternativement avec Lucie et sa maîtresse. La présentation eut lieu.
La sympathie fut spontanée, une de ces sympathies de femmes qui jaillissent sans raison et qui se changent en une brûlante amitié après une heure de babillage. On se promit d’échanger des visites.
Cependant les domestiques servaient un premier souper, du chocolat, du bouillon, des sandwich, du champagne. La masse des hommes se resserra, s’installa dans le vestibule, et ils buvaient en lançant de grosses plaisanteries.
Quelques-uns s’aventurèrent parmi les dames, des maris surtout, et deux ou trois élégants qui se piquaient de cultiver les salons parisiens et d’en connaître les habitudes.
Georges Lemercier fut de ce nombre. Son visage mâle et superbe, sa noble prestance, ses grands yeux noirs, sa barbe blonde et soyeuse lui valaient une admiration générale. Amené par Paul et par Chalmin, il s’assit auprès de Lucie et de Mme Ferville. Elles étaient jolies. Il fit des frais. Leur petit coin fut très animé. Autour d’eux, l’assistance muette et ennuyée les regardait avec envie.
Mme Ferville montrait une verve étourdissante. En butte aux attaques des trois messieurs, elle leur tenait tête victorieusement. Cet aplomb stupéfiait Lucie. Elle examinait sa voisine comme un être à part, extraordinaire.
Donc cette femme, quelques heures auparavant, s’était donnée. En une minute elle avait renié tout un passé de sagesse, commis l’acte irréparable, couché avec un autre que son mari (Lucie prononça le mot tout bas) et rien n’indiquait sa honte. Elle riait. Elle plaisantait. Le lieutenant Ferville s’approcha, et l’épouse ne rougit point. Elle n’eut pas un geste d’effroi. Plusieurs fois même, Lucie surprit son regard qui se posait sur Paul, doucement, affectueusement, et ce regard la troublait, elle, plus que l’amant.