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Les hommages de Lemercier interrompirent ses réflexions. Réputé pour ses succès, il se croyait astreint, avec toutes les femmes, à un commencement de cour. Il débitait d’ailleurs ses galanteries d’une voix agréable, et sans jamais tomber dans la fadeur.

Lucie, flattée, le trouva d’une séduction incomparable. Il obtint d’elle le cotillon, et en outre elle décida son mari à rester au souper que M. Lefresne offrait à une trentaine d’invités, prévenus à l’oreille.

Lemercier ne la quitta pas. Il lui glissait d’adroits compliments qui l’atteignaient au plus profond de son orgueil. Certains lui procuraient un frisson comme une caresse. « Il est fou de moi », pensa-t-elle naïvement. Cette conviction la rendit provocante. Aux figures de cotillon, elle le choisissait entre tous. En dansant elle se pressait contre lui et appuyait sa joue sur son épaule. À table, leurs genoux se touchèrent sans qu’elle ôtât le sien trop vivement. Et elle se penchait sur son voisin en faisant bâiller son corsage.

Très ému, la parole hésitante, Lemercier s’enquit de ses promenades favorites et des rues où l’on risquait de la rencontrer.

— Chaque jour, après mon déjeuner, je descends le boulevard, répondit-elle hardiment.

Il s’inclina.

— Je vous remercie.

Le bal terminé, en voiture, Lucie se coula entre les bras de Chalmin et lui tendit ses lèvres. Puis dans leur chambre, elle le pria d’une voix câline :

— Délace-moi, veux-tu ?

Il obéit, mais feignant de ne point comprendre, il dit :

— Mon Dieu, que je suis fatigué !

Le jour suivant, elle sortit à deux heures. Au coin de la Préfecture, elle aperçut Lemercier qui la salua respectueusement et gagna l’autre trottoir. Ils marchèrent. Au bas du boulevard, il franchit la chaussée, revint sur ses pas et la salua de nouveau.

À peine chez elle, elle eut la visite de Mme Ferville. Dix minutes après, Paul arrivait. Elle sourit de ce hasard, et ne s’offusqua pas du rôle qu’on lui imposait. Même elle les laissa seuls un instant pour commander du thé et des gâteaux.

Désormais, les deux amants profitèrent de cette hospitalité commode. On convint de n’en rien dire à Chalmin. Devant elle, ils ne se contraignaient guère et s’embrassaient à tout propos. D’un coup d’œil Paul lui enjoignait de se retirer, ce qu’elle accomplissait avec un tact infini. Un jour, elle les retrouva si embarrassés, Mme Ferville était si peu naturelle, ses cheveux si défrisés, qu’elle ne put douter de leur conduite.

Alors elle prolongea ses absences. Elle s’attardait à chercher dans la salle des bibelots qui n’existaient point, — ou bien s’asseyait, et songeait à ce qui se passait auprès d’elle.

Souvent elle colla son oreille contre la serrure. Elle ne distinguait rien. Et elle s’imaginait des enlacements éperdus, des choses fantastiques et mystérieuses auxquelles son mari ne l’avait pas initiée. Pour les avertir de sa venue, elle toussait et remuait des chaises. Dès sa rentrée elle les étudiait avidement. Le moindre indice la satisfaisait. Elle regrettait au contraire sa complicité, quand leur maintien dénotait une sagesse irréprochable.

Le mardi-gras, Paul proposa une partie au restaurant. Elles acceptèrent. Il courut retenir un cabinet à l’hôtel de Beauvais. Ces dames montèrent en « citadine ».

Pelotonnée au fond de la voiture, la main crispée au rideau bleu qui cachait la vitre, Lucie riait d’un rire saccadé dont ses nerfs souffraient. Elle avait peur. Dehors il gelait. Une couche de verglas couvrait le pavé. Elle s’écria :

— Si le cheval tombait, dites donc, un accident, un attroupement…

Et elle ajouta, presque tremblante :

— Ah ! c’est délicieux, cette crainte !

Le fiacre s’arrêta. Paul les attendait. Il les mena dans une petite pièce où flambait un joli feu clair. Un canapé en velours rouge l’ornait. Une assiette de pâtisseries, du vin blanc et des liqueurs étaient servis. Ils goûtèrent. Puis Paul s’assit, attira Mme Ferville sur ses genoux et ils se caressèrent en toute liberté.

Lucie les regardait curieusement. Il avait enlevé la broche qui fermait le corsage de sa maîtresse et, suivant les contours du cou, il la baisait, à baisers lents et à peine appuyés.

— Ça te donne envie ? dit-il à Mme Chalmin.

— Dame, fit-elle, ce n’est pas drôle.

Il se leva :

— Allons, j’ai pitié de toi. Mais vrai, il nous manque un quatrième. Dorénavant, j’amènerai quelqu’un.

Elle frémit.

— Surtout qu’il soit beau garçon.

Ils burent de la chartreuse.

— À tes amours futures ! s’écria le jeune homme.

Elle répondit : « Pourquoi pas ? »

Et, tendant son verre, elle trinqua.

Un peu lancé, Paul saisit la taille de Mme Ferville. Leurs bouches s’agrippèrent, et soudain, ouvrant une porte, ils disparurent.

Elle fut stupéfaite de ce dénouement. Une panique la jeta sur le verrou, qu’elle poussa d’un coup sec. Puis, recouvrant son sang-froid, elle sourit de sa frayeur. Aucun danger ne la menaçait. Rassurée, elle arrangea les coussins du divan et s’étendit.

Aussitôt, la phrase de Paul retentit à son oreille : « Il nous manque un quatrième »… et elle s’avoua qu’en effet c’eût été plus complet. Ce désir l’étonna elle-même. Quel plaisir personnel lui eût apporté la présence de cet être ?

Seuls tous deux, qu’auraient-ils dit ? qu’auraient-ils fait ? Elle tâcha de se figurer leurs attitudes respectives. Lui, certes, se fût mis à genoux, et la voix suppliante, il eût imploré ses mains, ses lèvres, des coins de sa chair. Délicatement il eût tenté de dégrafer sa robe et d’endormir sa pudeur par des mots et par des gestes doux. Mais, elle, se serait-elle défendue ?

Alors, pour la première fois, l’idée d’un amant, trop confuse jusqu’ici pour qu’elle eût à l’envisager, se présenta d’une façon précise à son esprit.

Elle ne s’en indigna pas. L’idée tombait dans son cerveau, comme dans un terrain merveilleusement préparé. Elle y germa spontanément, grandit et se développa sans efforts. Aucun sentiment opposé ne la contraria.

Tout de suite, une foule d’excuses assiégèrent Lucie, comme si elle fût déjà coupable. Elle se rappela les révélations de Mme Berchon sur la société rouennaise, ces racontars auxquels l’opinion expérimentée de parrain devait donner du poids. Toutes les femmes n’avaient-elles pas des amants ? Pourquoi seule ferait-elle exception ?

Elle invoqua l’exemple de Mme Ferville. La maîtresse de Paul semblait heureuse, malgré sa faute. Nul ne la soupçonnait. Qui l’empêcherait, elle, d’employer la même habileté, et de garder l’estime du monde ?

Elle se leva et marcha vers la fenêtre. Des gens passaient. Et Lucie se demanda :

— S’il me fallait choisir parmi eux, pour qui me déciderais-je ?

Le premier fut trop vieux, le second trop misérable, les autres trop laids, ou trop gras, ou trop maigres. Elle conclut :

— Ce n’est pas si facile que l’on croit…

Le souvenir de Lemercier la traversa. Ils continuaient régulièrement leurs promenades parallèles et se saluaient avec un sourire affable. Mais les choses en restaient là, soit qu’il n’osât l’aborder, soit qu’il craignit une rebuffade. Souvent Lucie s’en était irritée. Aujourd’hui, cette froideur la désola. Elle souhaita qu’il fût près d’elle. Et elle sentit que si son vœu se réalisait, elle en concevrait une grande joie.

Cette certitude jota une lueur soudaine sur ses pensées. « Je l’aime peut-être ! » murmura-t-elle.

Ses efforts et ses ruses pour ne point faiblir au rendez-vous quotidien, son émoi quand il débouchait au coin du boulevard, l’impression bonne et chaude qu’elle conservait ensuite, tout cela ne témoignait-il pas d’un amour naissant ?