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I

Amédée Richard fils, commis voyageur en cuirs, représentant, pour la Normandie et la Bretagne, d’une importante maison de Paris, inscrivit sur son calepin la commande de M. Barthe, un gros fabricant de chaussures de la rue Potard. Puis il se retira. Au même moment une jeune femme passait. Il consulta sa montre. Ses courses étaient finies. Il résolut de se distraire jusqu’au dîner.

Il rejoignit Lucie place de la Cathédrale et la distança, tout en la dévisageant effrontément. Elle le trouva bien.

C’était un homme de trente-cinq ans, grand, fort, d’épaules carrées, de marche lourde, d’ensemble commun. Il portait un chapeau haut de forme et râpé et un paletot noisette de mauvaise coupe, dont le bas godait, par suite sans doute d’une doublure trop étriquée.

Elle ne perçut pas ces défectuosités, le jugeant sur sa figure, qu’il avait correcte et belle. Ses succès parmi les bonnes d’hôtel et les petites bourgeoises l’armaient d’une assurance imperturbable. Au café, en jouant la manille, il affichait des théories de don Juan qui émerveillaient ses adversaires.

— Amédée Richard fils ? disait-on, c’est un casseur de cœurs, il a toutes celles qu’il veut…

Et on lui supposait des liaisons avec des dames du monde.

Cette fois-ci cependant la rapidité de son triomphe l’étourdit. Quand il s’arrêtait, elle le dépassait, puis s’arrêtait à son tour devant les vitrines. Ils parcoururent ainsi la rue de la Grosse-Horloge. Au Vieux-Marché ils s’avançaient côte à côte. Il sifflota l’air de la Favorite :

Un ange, une femme inconnue…

Elle le gratifia d’un regard d’intelligence. Rue de Crosne, recourant à son stratagème ordinaire, il visa le bout de l’ombrelle dont elle se servait comme appui, et y posa brusquement le pied. L’ombrelle tomba. Mais le manche, un manche japonais d’un travail délicat, se brisa sur le pavé, et Richard n’en put recueillir que d’infimes morceaux.

Il se confondit en excuses. Son chagrin semblait extrême. Embarrassée, Lucie affirma :

— Ça ne fait rien, j’en ai d’autres…

— Ah ! tant mieux, soupira-t-il comme allégé.

Des gens s’attroupaient. Elle se remit en route.

À peine chez elle, elle gravit rapidement l’escalier, et ouvrit sa croisée. Il attendait, la cigarette à la bouche. Elle ôta ses gants, sa capote, sa jaquette, et s’accouda sur la rampe en bois. Ils restèrent longtemps ainsi. Lui, allait et venait, fumant toujours, pour se donner une contenance. Elle observait son manège. L’ombre descendit.

Le soir, avant de se coucher, Lucie écarta le rideau. En face, sous une porte, se dressait une haute silhouette. Un point rouge, lueur de cigare, tremblotait. Cela l’enorgueillit.

Le lendemain matin Richard expédia ses affaires. À deux heures il était à son poste. Elle sortit en toute hâte.

Le commis voyageur emboîta le pas derrière elle. Par la rue Thiers, elle gagna la rue Jeanne-d’Arc. Il faisait doux. Un gai soleil de printemps versait de la joie sur la monotonie des grandes façades symétriques. Tout en bas, une mâture de navire, grêle et gigantesque, fermait la rue amincie. À l’autre extrémité, en haut, c’était un décor de verdure, le mont Fortin, avec des toits rouges parmi les arbres.

Elle marchait, agile, heureuse, sans but, évitant de se demander ce qu’elle désirait. Souvent elle se retournait à moitié, et distinguait à quelques mètres d’elle le pardessus noisette de Richard. Mais soudain, en face du Palais de Justice, la foule, le bruit la gênant, elle se jeta dans une rue transversale, et se mit à considérer des photographies, à l’étalage d’un opticien. L’espérance mal définie qui la retenait fut trompée ; Richard ne l’aborda pas.

Elle repartit, déconfite, longea la cathédrale, l’archevêché, aboutit à Saint-Maclou. L’église était vide, propice. Elle s’agenouilla et ses lèvres dirent une prière. Des pas retentirent. Lucie se leva, palpitante, la physionomie digne déjà. Un mendiant lui tendait la main. Elle s’enfuit, repêcha le commis voyageur sur le parvis et le remorqua dans le faubourg Martinville.

Longtemps ainsi ils errèrent, respectueusement distants l’un de l’autre. Elle ne s’expliquait pas cette réserve, inadmissible en ce quartier misérable où elle ne pouvait être reconnue. Au Pré Thuileau, elle fit une troisième halte pareillement inutile. Il n’osait pas. Le souvenir de l’ombrelle cassée le paralysait. Il craignait quelque bévue de ce genre et de paraître maladroit ou grossier aux yeux de cette femme qu’il sentait à un niveau supérieur au sien et différente de toutes ses maîtresses.

Agacée, Lucie reprit sa course. Son désir se précisait maintenant. Elle voulait que cet homme l’accostât et lui déclarât sa passion, dût-elle le rembarrer vertement. Elle ne voyait pas plus loin que ceci : des mots échangés, des mots nouveaux pour elle, amusants, flatteurs. Enfin, à la nuit tombante, elle échouait au jardin de Saint-Ouen.

Situé derrière l’église et la mairie, bordé de rues ouvrières, humide et triste avec ses arbres antiques et l’ombre énorme du monument, le square reste vide en semaine, peuplé de ses statues de bronze et d’une poignée de marmots en haillons.

Lucie enfila une avenue de marronniers terminée par une pente rapide. Mais, au lieu de descendre, elle revint brusquement sur ses pas, ralentit son allure et croisa le commis voyageur. Il dit d’une voix sourde :

— Bonjour, Madame.

Elle s’arrêta net.

— Vous avez à me parler, Monsieur ?

Il balbutia :

— Oui, je suis content d’avoir l’occasion… de me faire pardonner… vous savez… hier… l’ombrelle.

Elle s’exclama comme la veille :

— Bah ! j’en ai d’autres !

Et il redit :

— Ah ! tant mieux !

Ils se turent. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle sourit malicieusement, et il fit :

— Pourquoi riez-vous ?

— Moi ? je ne sais pas.

Ils touchèrent à plusieurs sujets, puis se confièrent leurs prénoms. Richard s’écria :

— C’est exquis ce nom de Lucie, je ne l’oublierai jamais.

Elle, au contraire, le taquina sur le sien, qu’elle jugeait ridicule.

Il s’excusa, confus :

— Ce n’est pas de ma faute. Mon parrain s’appelait ainsi, Amédée, Amédée Lecoucheur.

Ils cheminèrent au pied du vieil édifice. La paix religieuse des hautes voûtes semblait suinter à l’extérieur et former autour de l’église une atmosphère de silence. L’envers des vitraux racontait de pieuses histoires, un peu obscures. Une cloche sonna, sonna très rapide et très légère. Et tout cela devait donner au souvenir que Lucie enregistra une teinte de poésie mélancolique.

Richard cependant s’enhardissait. Il avait glissé son bras sous celui de la jeune femme, et du doigt, il caressait la chair entre le gant et la manche. Et il prononçait d’un ton emphatique :

— Bien pittoresque, ce vieux Rouen. J’ai exploré aujourd’hui des quartiers que j’ignorais. Ces ruelles étroites, ces maisons branlantes, c’est d’un aspect singulier, auquel je ne trouve rien à comparer, et pourtant j’en ai vu du pays !

Elle lui posa la question qu’il souhaitait :

— Vous voyagez beaucoup ?

— Moi ? tout le temps. Il n’est pas un coin de Normandie eu de Bretagne qui ne me soit familier.

Elle fut ravie :

— Ah ! vous connaissez la Bretagne ?

— Comme ma poche, fit-il fièrement.

Ils causèrent Bretagne.

— Il y a là des sites enchanteurs, la nature y est abrupte et porte à la contemplation.

Et il insinua de sa plus douce voix de séducteur :

— Il faut être deux, deux amoureux, devant de tels panoramas.

— Oh ! oui, soupira-t-elle.

Et à son tour elle lui servit deux réminiscences conjugales, son clair de lune à Roskoff et son coucher de soleil à la pointe de Penmarch.

— C’était mon rêve d’aimer quelqu’un dans ce pays-là.