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Il lui serra le bras, et comme elle parlait de le quitter :

— Je vous reverrai, n’est-ce pas ? J’ai tant de choses à vous avouer.

Elle repartit, simplement :

— Demain, ici, à deux heures.

Elle s’éloigna. Aussitôt Amédée se reprocha sa timidité. Il laissait une mauvaise impression. Pour l’effacer, il courut après Lucie, lui saisit le poignet et le couvrit de baisers, en bégayant :

— Je vous aime ! je vous aime !

Le soir, des amis de Robert vinrent fumer une cigarette et faire un whist. Ils remarquèrent la gentillesse de Mme Chalmin avec son mari.

— Quel charmant ménage, dirent-ils en s’en allant. Ça donne envie de les imiter.

Dans sa chambre, elle continua ses cajoleries. L’accent d’Amédée vibrait encore à son oreille. Et elle eût voulu que Robert murmurât comme l’autre : « Je t’aime, je t’aime ! » Elle eût voulu entendre son intonation spéciale dans les mêmes mots et comparer les deux voix, leur chaleur, leur tendresse, leur tremblement, surtout les sensations produites sur elle.

Elle ne réussit pas. Alors ayant constaté la présence de Richard sous ses fenêtres elle s’offrit en se déshabillant une longue méditation orgueilleuse. « Comme il m’aime, celui-là ! » songeait-elle. Un tel amour méritait des sacrifices : elle repoussa les caresses de Chalmin avec une fermeté déconcertante.

Elle consacra toute la matinée à sa toilette. Son corps fut l’objet de soins inusités. Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Son imagination échauffée lui retraçait la scène de la veille, lui représentait les péripéties probables qui se préparaient, mais se refusait à une vision plus précise. L’idée de la chute ne la hanta même pas.

Avant de partir, elle embrassa son mari, calmement, sans émotion.

À l’heure assignée, elle débouchait dans le jardin de Saint-Ouen. Amédée se précipita vers elle, son chapeau de soie à la main, le crâne peu garni, l’air désolé :

— Un vrai contretemps, mes affaires me réclament à Yvetot… une grosse commande… il faut que j’y sois pour dîner si je ne veux pas que mon concurrent me la souffle… ma voiture m’attend là, à côté, rue de l’Épée… un gamin la surveille…

Il reprit haleine et hasarda :

— Si vous vouliez… vous m’accompagneriez jusqu’à Maromme, à travers la forêt Verte, et vous reviendriez en tramway…

Il insista si désespérément qu’elle se rendit à sa prière. Elle le suivit. Il monta le premier, saisit les guides, et, n’avisant rien de suspect aux environs, la fit prestement asseoir auprès de lui. Puis, par précaution, il baissa la capote, accrocha le tablier de cuir et ouvrit un immense parapluie qu’elle tint en bouclier devant elle.

La voiture s’ébranla. C’était un vénérable cabriolet, haut perché sur ses quatre roues, muni à l’arrière d’un vaste coffre. Du drap bleu, défraîchi et crevé à divers endroits, capitonnait l’intérieur. Les ressorts étaient durs et l’on sautait de pavé en pavé.

Ils escaladèrent la rue de la République et la rue du Champ-des-Oiseaux. Amédée conduisait rondement. Le cheval, une grande bête efflanquée, au poil roux, à l’arête du dos tranchante, trottait par enjambées énormes qui secouaient les harnais et les brancards. En quelques minutes ils atteignirent l’octroi. Lucie ferma son parapluie et s’écria :

— Vous avez un rude cheval.

Il s’épanouit et modestement :

— Oui, c’est un canasson solide. Et je ne le presse pas. Sans cela, rien que le bruit du fouet et il va comme le vent. Ah ! nous avons brûlé la politesse à plus d’un « client », n’est-ce pas, Bichon ?

Et, se levant à demi, il tapota la croupe osseuse de l’animal.

La côte serpentait au creux d’un vallon entre deux haies touffues. De loin en loin, quelque ferme montrait son toit de chaume, ses poutres noires, et au milieu de la cour, une niche où des chiens aboyaient. Des vergers passaient, plantés de pommiers respectables, tordus, bossus, étayés, la tête neigeuse de fleurs. Des prairies de marguerites défilaient. Au sommet des collines, sur le bleu du ciel, des arbres affectaient parfois une forme suggestive. Ils s’en amusèrent, et Richard ayant apaisé l’ardeur de Bichon par des : « Oh ! là… Oh ! là », et de petits coups de rênes progressifs, désigna du bout de son fouet deux arbustes penchés l’un vers l’autre, les branches entrelacées.

— Ne croirait-on pas qu’ils se bécotent ?

La route était déserte.

— Si vous étiez bonne, dit-il, nous ferions comme eux.

Il lâcha les guides et lui entoura la taille de son bras. Elle ne résista pas, curieuse. Qu’allait-il demander ? Et elle se pelotonnait au fond de la voiture. Il l’attira d’un mouvement fort et continu. Leurs épaules se touchèrent. Alors elle frissonna, de peur et aussi de joie. Elle eut envie de se débattre, et en même temps elle souhaitait qu’il entreprît davantage encore.

Lui, la face rouge, cherchait en vain des mots d’amour. À la fin il modula simplement :

— Oh ! Lucie, ma Lucie, combien je vous aime !

Il lui baisa le front, puis, comme elle se taisait, la joue, puis la bouche. Elle tressaillit. L’image de Robert la traversa, sans cependant lui suggérer rien de pénible ou d’agréable. Amédée geignait :

— Et vous, méchante, vous ne m’embrassez pas ?

Elle répondit par un baiser. Un bruit de voiture les sépara.

La côte terminée, ils franchirent une large plaine et entrèrent dans la forêt. Le chemin contournait la maison du garde et se déroulait ensuite en ligne droite, à perte de vue, solitaire.

Amédée mit son cheval au pas. Ils recommencèrent leurs caresses en toute sécurité. De chaque côté courait un talus garni de fourrés épais, que çà et là dominait la masse d’un chêne. Puis il y eut des échappées sur de lointaines profondeurs, rayées de grands troncs lisses de hêtres. Et l’on pouvait voir aussi dans les taillis la fuite, vers un point de soleil, de sentiers romanesques, pareils à des tunnels de verdure.

Mais eux ne regardaient rien. Ils ne disaient rien non plus. Les lèvres unies, ils n’osaient bouger, non qu’ils craignissent d’interrompre leur jouissance, mais ils redoutaient la nécessité d’une conversation. De quoi s’entretenir ? Quel sujet entamer qui fût capable de les intéresser et de mettre leurs âmes en contact ? Deux jours avant ils ne se connaissaient point. Il ignorait tout de sa vie. Son passé, à lui, restait impénétrable. Et ils s’étonnaient eux-mêmes de se trouver ensemble dans ce coin de forêt, dans cette voiture, bouche contre bouche.

Alors, ne sachant quelles paroles prononcer, ils se baisaient. Ils se baisaient indéfiniment, comme s’ils eussent espéré surprendre ainsi un peu de leur existence, un peu de leur pensée.

Lui, marmottait de temps en temps :

— Oh ! Lucie… ma Lucie… chère Lucie !

Elle, une seule fois, tant ce nom lui déplaisait, répliqua :

— Cher Amédée.

Il feignit un violent accès de gratitude :

— Merci, mon adorée, merci de votre amour… moi, je vous aime comme un fou !

Ses désirs devenaient impérieux. Il dégrafa son corsage. Elle ne se défendit pas, avide d’admiration. Mais la quittant soudain, d’un mouvement sec il arrêta Bichon, inspecta rapidement les abords de la route, colla son œil à la lucarne de la capote, et s’abattit à genoux en bredouillant :

— Oh ! ma Lucie, nous sommes seuls, seuls !

Une stupeur la paralysa. Elle ne s’attendait point, en réalité, à cette tentative. Pourtant, l’idée ne lui vint pas d’une résistance. Elle s’abandonna.

Une pile de cartons s’écroula sur elle. Le bec d’une canne lui meurtrissait les reins. Puis Bichon, las de cette halte, se mit à trotter. Amédée jurait. Et tout cela lui sembla si comique qu’elle éclata d’un rire nerveux.

Revenue de sa défaillance, Lucie sortit la tête hors de la voiture et respira longuement. À gauche, elle aperçut une borne kilométrique. Elle lut : « Rouen, 6 kilomètres. » Au même moment Richard tirait sa montre :