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— Cristi, déjà quatre heures ; tu m’excuseras, chérie, je n’ai que le temps.

Il fouetta sa bête et l’on partit. L’étreinte ayant dissipé leur embarras, ils eurent une crise d’expansion. Il raconta des anecdotes de sa vie errante, des histoires de femmes, de bonnes grosses farces de paysans. Elle, les bras autour du bras de son amant, les mains jointes sur sa main, la joue sur son épaule, parla de son mariage. Et, sans raison, par un besoin naturel, elle débita des mensonges. En toute sincérité elle se plaignit du caractère odieux et des façons brutales de son mari. Puis elle décrivit les passions fabuleuses qu’elle avait inspirées, arrangea son aventure avec Lemercier, et fit si bien que Richard se dit :

— Eh bien, vrai ! moi qui me flattais d’être le premier ! Quelle mâtine !

À intervalles fixes ils estimaient convenable de se donner des marques de leur affection. Ils échangeaient d’ardents baisers et Amédée répétait :

— Ma Lucie, ma petite Lucie, comme je t’aime !

Il se lançait aussi dans des phrases d’amour ampoulées qu’il n’achevait pas, ou bien se lamentait sur les rigueurs du sort.

— Hélas ! je me prépare beaucoup de chagrins. Tu es mariée, mère de famille, sans compter que tu peux m’oublier, en aimer un autre.

— Et toi, répondit-elle, toi qui voyages, ne céderas-tu pas aux occasions, à l’entraînement ?

Ils gémirent, s’accordèrent une grande tristesse, et se turent afin de la mieux savourer.

Des hauteurs boisées les entouraient. Le soleil disparut. Une voix d’homme chanta que scandait le bruit d’une cognée. Des terres de labour étalaient leurs rectangles. Un paysan les salua. Ils approchaient de Maromme, où ils devaient se séparer, et Richard, loquace maintenant, exposait ses plans d’avenir et promettait de changer sa position, si lucrative qu’elle fût, pour un métier qui lui permît de résider à Rouen.

— Je suis connu sur la place, j’ai l’habitude des affaires, la réussite est certaine, et — ajoutait-il finement — j’aurai un magasin à double entrée.

Il pérorait à tort et à travers, crevant de vanité auprès de sa maîtresse, et supputant le relief que lui vaudrait cette liaison.

Lucie l’écoutait, distraite. Le regardant, elle le jugea un peu commun, moins bien que Robert. Elle se demanda vainement pourquoi elle l’avait accepté comme amant. Une gêne l’envahit. Elle eut tout d’un coup la sensation désagréable d’être en voiture, seule avec un étranger. Le souvenir de ses caresses la laissait indifférente. Sa chair, n’ayant rien éprouvé, ne se rappelait rien et ne lui imposait pas cette tendresse lasse des gens assouvis. Et ce monsieur en chapeau haut de forme, en pardessus noisette, le buste droit, la moustache régulière, la physionomie béate, l’importuna jusqu’à mouiller ses yeux de pleurs.

Ils arrivèrent. Les adieux d’Amédée furent touchants. Lucie, crispée, y coupa court en sautant à terre.

À peine en tramway, débarrassée de lui, elle eut une explosion de joie. Elle avait un amant ! Durant le trajet, ses attitudes, ses sourires, son agitation évidente, intriguèrent les voyageurs, de petits rentiers ou des boutiquiers de Maromme.

Elle descendit au bas du boulevard Cauchoise, et légère, la taille souple, elle se dirigea vers sa demeure, en aspirant de fraîches bouffées d’air qu’elle exhalait ensuite avec satisfaction. En face de la Préfecture, elle croisa Paul Bouju-Gavart.

— Deux mots, s’écria-t-elle haletante, j’ai deux mots à te dire.

Elle se planta devant lui :

— Regarde-moi, tu ne devines pas ?

— Non, fit-il, interdit.

Alors, elle articula posément, fièrement :

— Mon cher, aujourd’hui sept mai, à quatre heures, en pleine Forêt-Verte, à six kilomètres de Rouen, j’ai eu un amant !

Cet aveu calma son exaltation. Elle rentra chez elle, sereine et apaisée. Entendant des cris dans la chambre de l’enfant, elle s’y rendit. René pleurait. Elle le consola et le fit jouer quelques minutes comme de coutume.

Au dîner, elle mangea de bon appétit. Ses gestes étaient aisés, son maintien paisible, son visage franc. Mais un tel bonheur se dégageait de ses yeux, des trous de ses fossettes, de l’éclair de ses dents, de l’harmonie parfaite de ses mouvements, que Robert lui-même en fut imprégné.

On servit le café de monsieur. Elle y trempait toujours un morceau de sucre. Il l’attira sur ses genoux et dit :

— C’est un plaisir de te voir !

Elle lui saisit la tête et riva ses yeux aux siens. Une chose la déroutait. Elle s’attendait à ce que son mari lui parût ridicule, et elle ne découvrait rien qui justifiât ses prévisions. Pourtant quel bouleversement dans cette vie ! Entre ce repas et le précédent un fait s’était produit qui changeait irrévocablement cet homme en un homme nouveau. Il aurait dû ne pas être le même que jadis, du moins ne pas lui sembler tel. Mais, malgré ses efforts et son envie, l’impression qu’elle recevait de lui ne différait pas de l’ancienne impression.

À la fin, il l’interrogea :

— Qu’est-ce que tu as à me lorgner ainsi ?

Elle réfléchit et prononça d’une voix convaincue :

— Je suis heureuse.

Ils bavardèrent. Lucie causait avec gravité. Parfois, néanmoins, pour une boutade de Robert, pour un mot, il lui échappait un rire fou, saccadé, interminable. Elle suffoquait.

Chalmin travaillant à son bureau, elle monta seule. Sa gaieté redoubla. Elle jetait ses affaires au hasard, sur les meubles, sur le tapis, au plafond, d’un bout à l’autre de la chambre. Son corset se suspendit à un candélabre. Sa chemise, en tampon, glissa derrière un fauteuil. Puis, soudain sérieuse, disposant sa glace à la lueur de plusieurs bougies, elle se contempla, selon son habitude.

Cette fois, elle se trouva plus belle encore. Sa peau avait une blancheur inusitée, la ligne de ses jambes plus de moelleux, sa gorge plus d’ampleur. Elle examinait, elle palpait curieusement ce corps que gonflait le sang d’un étranger. Rien non plus n’indiquait une transformation. « Et cependant, se dit-elle, c’est comme Robert, il n’est plus le même. » Son corps actuel et son corps de la veille étaient distincts l’un de l’autre. Une seconde avait suffi pour que s’opérât cette irréparable métamorphose.

Et elle l’aimait aussi ce corps neuf, ce corps d’amour, ce corps d’adultère, comme elle le proclama tout haut, par une sorte de bravade.

Elle se mit au lit. Son ivresse persistait. Elle se répéta à diverses reprises :

— J’ai un amant, enfin j’ai un amant.

Cette phrase lui était d’une douceur ineffable. Pas un instant l’image de Richard n’assiégea son esprit. Un homme l’avait possédée, elle le savait, mais ne prêtait à cet homme qu’une attention secondaire. Les détails de l’acte consommé restaient vagues, ne l’occupaient pas comme la plupart des femmes qui recueillent pieusement l’histoire de leur chute. Seul, l’intéressait le résultat de sa conduite : elle avait un amant. Elle se sentit plus complète. La seconde phase de sa vie de femme s’ouvrait devant elle.

À l’arrivée de Robert, elle feignit le sommeil. Il se coucha, lui baisa les cheveux, et ils s’endormirent côte à côte, l’haleine confondue, des coins de leur chair en contact, dans l’intimité du lit nuptial.

Le surlendemain, Lucie retirait de la poste restante une lettre d’Amédée. L’écriture était penchée, petite, régulière, composée des pleins et des déliés de rigueur, agrémentée d’enroulements et d’entortillements artistiques. Un parafe compliqué, enchevêtré, hérissé, savant, encadrait une signature irréprochable. Le papier portait comme en-tête :

Amédée Richard fils

Représentant de la maison Gouget,

Bellavoine frères et Rameau.