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Elle lut : « Mon adorée Lucie,

« Je viens d’enlever la fameuse affaire dont je t’ai entretenue, et tandis qu’on attelle Bichon, j’en profite pour t’assurer encore de mon amour éternel. Quel serrement de cœur, hier, au moment de l’adieu suprême ! À tour de bras j’ai fouetté mon cheval, qui n’en pouvait mais, le malheureux ! et nous avons galopé jusqu’au bois de la Valette, à en perdre le souffle. Alors j’ai sangloté comme un enfant. Hélas ! quand deux êtres s’aiment autant que nous, La destinée a-t-elle le droit de les séparer ! Oh ! ces affaires, quelle servitude !

« À Yvetot, j’ai passé une nuit très agitée. Le souvenir de ma Lucie me poursuivait, me brûlait. Puis d’innombrables petites bêtes m’ont attaqué ; une, deux, trois, cinq, dix, des douzaines de ces insectes maudits se sont acharnés après moi. Jusqu’au matin, je me suis retourné, trémoussé comme un pauvre diable. Aussi j’ai flanqué à l’aubergiste une de ces semonces dont il se rappellera.

« Allons, adieu, ma femme chérie, ma voiture m’attend. Je me fais une fête de m’y installer, de courir la campagne, en pensant à toi, dans cet espace où je t’ai eue, où tu t’es donnée à celui qui t’aime. Mon Dieu ! quel souvenir ! Ma plume tremble en traçant de telles lignes !

« Je vais faire Bolbec, le Havre, Dieppe, etc. Je serai de retour à Rouen vers le 30 courant, et j’espère bien rattraper le temps perdu.

» En attendant, je t’envoie un million de baisers. « Ton amant pour la vie, « Amédée Richard fils »

Lucie reçut encore une lettre, puis une autre, puis ce fut tout.

Elle ne le revit jamais.

II

Durant trois jours René languit, refusa de manger. Un matin, ses parents firent appeler leur docteur. Il ne put venir, étant malade. Ils patientèrent. Mais l’état de l’enfant s’aggrava, il eut des frissons, des vomissements, et Lucie, en l’absence de Robert, enjoignit à la bonne de chercher un médecin quelconque, au plus vite.

La servante ramena un monsieur solennel, d’aspect ecclésiastique, de carrure solide, vêtu d’une longue lévite, les lèvres et le menton rasés.

La mère lui raconta les débuts du malaise. Il découvrit sur le corps des plaques rouges et irrégulières et déclara :

— C’est une fièvre scarlatine.

Puis, sans répondre aux lamentations de Lucie, il prescrivit le régime à suivie les précautions à garder et composa une ordonnance au bas de laquelle il mit son nom : docteur Danègre.

À cette alerte, toute la maternité de Lucie se réveilla. Elle passa quatre nuits au chevet du malade, puis deux semaines enfermée et ne consentit à sortir que sur la prière de Chalmin. Mme Bouju-Gavart en conçut pour elle une estime plus grande. Elle avoua sans détours à Robert :

— J’avais des craintes au sujet de Lucie. Elle négligeait son fils et ne surveillait pas assez son intérieur. Mais maintenant…

— Maintenant et toujours, interrompit Chalmin, de ce ton grave, nuancé de respect, qu’il employait en parlant de sa femme. Soyez tranquille, Lucie est une épouse et une mère sérieuse, et c’est du fond du cœur que je vous remercie.

Dans le monde, cet incident fut du meilleur effet. « Vous savez, cette pauvre dame Chalmin, son petit garçon est très mal. Elle est aux cent coups. »

La pitié qu’elle inspirait atténua le mécontentement qu’avait produit son manque d’égards vis-à-vis diverses personnes.

Le docteur Danègre seconda puissamment les efforts de la jeune femme. Il venait à tout moment. Taciturne, il saluait d’un signe, s’asseyait auprès de l’enfant et l’observait de longues minutes. Puis il avançait d’une voix mesurée une opinion qui empruntait à cette sobriété de paroles une importance décisive.

Il avait en ville une clientèle peu nombreuse, mais fidèle. En général, son mutisme effrayait le malade. Il ignorait ou dédaignait les mots qui réconfortent, qui adoucissent la brûlure des plaies et font accepter l’ennui des convalescences. De plus, on lui reprochait de vivre à l’écart. On ne le voyait que seul, ce qui, en province, inquiète toujours.

Lucie croyait aveuglément en lui. Cette confiance se manifestait même d’une manière si évidente que le docteur devint moins farouche. Outre ses diagnostics, il émit quelques principes sur la façon d’élever les enfants, quelques autres sur le traitement de la fièvre scarlatine, d’autres enfin sur les questions médicales qui se présentaient à eux. Mme Chalmin, flattée, l’esprit ailleurs, ripostait par des exclamations effarées : « Ah ! vraiment ?… Je ne me doutais pas de cela. »

Il s’établit entre eux des rapports agréables. Leurs conversations perdirent souvent de leur caractère technique, ils échangeaient des idées selon le gré des circonstances, avec abandon du côté de Lucie et réserve chez Danègre.

Un jour, elle bavardait, assise devant lui, la taille ployée, les coudes sur ses genoux, le menton appuyé sur ses deux poings. Quand elle leva la tête, elle vit ses yeux, des yeux hagards, injectés de sang, qui fouillaient l’entrebâillement de son peignoir.

Le lendemain, Lucie garda le lit. Robert conduisit le docteur auprès d’elle. Elle gémit :

— Je suis patraque… j’ai de l’oppression… une douleur lancinante au cœur.

Il dut céder aux instances de Robert et l’ausculter. Il couvrit d’une serviette la poitrine de la jeune femme, appliqua son oreille contre la toile, et il commandait : « Toussez, respirez plus fort. »

Lucie, tout en se conformant à ses injonctions, épiait sa voix et ses gestes pour y surprendre quelque tremblement. Mais, impassible, attentif à l’épreuve, il continuait, interrogeait, par de petits coups de son index recourbé, les différentes parties de la gorge. Ayant fait subir au dos la même opération, il conclut froidement :

— Vous n’avez rien, Madame.

— Cependant, docteur, objecta Chalmin, elle souffre, il y a peut-être un remède…

Danègre ricana :

— Oui, il y en a un : s’habiller et sortir.

Lucie, vexée, lui témoigna désormais une indifférence hautaine dont il ne se souciait pas. Ils ne s’adressaient que les paroles indispensables. L’état de René s’améliorant, il espaça ses visites.

Un dîner d’intimes marqua cette période. M. Bouju-Gavart, revenu définitivement de son ermitage, y parut. Mme Chalmin le combla de ses prévenances.

Au salon elle dit à Paul :

— Ça doit joliment t’assommer le retour de ton père. Tu n’es pas aussi libre.

Il se récria :

— Lui ? Ah ! il ne me tracasse pas beaucoup.

— Que pouvait-il bien faire là-bas ? insinua-t-elle.

Il se pencha et cyniquement :

— Elle s’appelle Léontine, elle a des cheveux blonds, dix-huit ans, et elle est blanchisseuse de son métier.

Grâce à une tactique savante, Lucie parvint à bloquer M. Bouju-Gavart dans un coin.

— Vous vous êtes donc lassé de votre solitude ?

Il répondit carrément :

— Non, mais n’ayant plus à te craindre, je n’avais plus à rester.

— Je ne saisis pas, fit-elle.

Il la regarda, et d’un air calme, sans haine, sans provocation :

— C’est pourtant bien clair. J’avais peur de toi, j’ai voulu me guérir. La cure a été lente, difficile, néanmoins j’ai réussi.

Elle ressentit une violente contrariété. Son amour-propre n’admettait pas qu’un homme épris d’elle secouât ainsi son joug en quelques mois. Elle se contint et minauda :

— Eh bien, tant mieux, vrai, ça me chagrinait, je préfère que nous redevenions bons amis comme autrefois. Nous nous reverrons souvent, n’est-ce pas ?

Il répliqua :

— Tant que tu voudras, maintenant.