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— J’en conclus que vos entretiens n’ont pas exclusivement rapport à ton indisposition.

Elle dit, très calme :

— Vous n’avez peut-être pas tort, j’en conviens.

Il la regarda, tremblant maintenant à l’approche de la vérité, et il suppliait :

— Tais-toi, oh ! Lucie, tais-toi ! ne me rends pas fou !

Elle se détira et baissa les paupières comme pour s’assoupir. Cette indifférence accrut sa douleur, et il haleta :

— Eh bien ! non, parle, j’aime autant savoir.

— Savoir quoi ? fit-elle.

Il se glissa jusqu’à son oreille, incapable de formuler à haute voix cette accusation :

— C’est ton amant, n’est-ce pas ?

Quelque chose de plus fort qu’elle, l’ennui de mentir, le besoin d’un épanchement, ou plutôt un instinct mauvais, lui imposa sa réponse.

Elle dit :

— Oui, c’est mon amant.

Il resta confondu d’abord. Malgré tout, il croyait en son honnêteté, et cet aveu fut pour lui un coup imprévu, formidable. Puis il eut l’envie furieuse de la battre et de la traîner par les cheveux comme une fille. Et des injures lui vinrent qu’il lui jeta à la face avec un mépris haineux :

— Et c’est ça que j’ai respecté… car tu auras beau te défendre… si je ne t’ai pas eue, c’est que je ne t’ai pas voulue… je n’avais qu’à étendre la main… As-tu dû te moquer de moi ! Un gaillard de mon espèce, se laisser rouler par une débutante !

Il se reprit en riant :

— Toi, une débutante ! disons plutôt une rouée, une farceuse. Quand je pense que je t’ai refusée, ai-je été assez naïf !

Là surtout le brûlait sa blessure ! Il croyait sincèrement l’avoir dédaignée, et se souvenant de quelques scrupules confus dont il s’était d’ailleurs vite débarrassé, il se reprochait sa délicatesse comme d’autres leurs crimes. Il lui demanda :

— Tu l’aimes, ce monsieur ?

Elle repartit, toujours nonchalante :

— Pourquoi pas ! Il est bel homme, instruit, spirituel… et jeune, lui !

Il courba la tête :

— C’est vrai, moi, je suis vieux, et les vieux, ça ne compte pas… Et pourtant, ajouta-t-il tristement, moi je t’aime comme pas un d’eux ne t’aime… et depuis bien des années !

Durant une semaine elle ne le revit point. Il reparut, puis disparut encore. Elle apprit qu’il voyageait.

Mme Chalmin prépara son départ pour les bains de mer plusieurs jours auparavant. La conduite de Danègre la déroutait. Elle ignorait ses intentions. S’écriraient-ils ? Se retrouverait-on à Dieppe, ou seulement au retour ? Mais l’aspect des malles éparses, des casiers gonflés, des tiroirs vides, tout ce désordre qui annonçait la séparation immédiate, ne purent rompre son silence.

Alors, la veille, s’armant de courage elle l’apostropha :

— C’est demain que je m’en vais, tu sais, tu n’as rien à me recommander ?

Il fit signe que non.

— Et des vacances tu ne t’en accordes pas ?

— Si, dit-il, je vais en Suisse, à Évian.

Un peu émue, elle soupira :

— À bientôt donc, mon ami.

Il répéta :

— À bientôt, et lui toucha le front de ses lèvres.

Elle fut sur le point d’implorer une parole plus cordiale, plus affectueuse, pour cet adieu qu’elle devinait le dernier. Mais elle sentit qu’elle n’y avait aucun droit. Ils ne s’aimaient pas. De courtes étreintes les avaient unis, viles, grossières, distancées. Un intervalle plus long commençait… Elle le laissa partir.

À Dieppe, elle entama deux intrigues, l’une avec un jeune homme de Paris, élégant, amateur de chevaux, soucieux de sa toilette, l’autre, avec le premier violon de l’orchestre, une figure blafarde, encadrée de cheveux d’ébène.

Elles n’aboutirent point, sans qu’elle sût pourquoi. L’été fut maussade. Elle s’ennuya, vit à peine M. Bouju-Gavart, et revint à Rouen avide de plaisirs.

III

Un dimanche de foire Saint-Romain, en allant au cirque avec l’enfant, Robert arrêta sa femme devant la boutique d’un Russe, dont il avait remarqué la collection de fourrures.

À l’affût derrière son étalage, Markoff souriait d’un air engageant aux flâneurs qu’attiraient son bonnet de loutre et sa tunique de velours noir, dont l’étoffe se tendait comme une cuirasse sur son buste large. Il était grand, fort et d’aspect débonnaire.

Lucie marchanda une garniture d’astrakan pour manchon. Il la laissait à cinquante francs. Elle se récria, trouvant le prix trop élevé.

Mais durant toute la représentation, et au cours de la soirée, elle reparla si souvent de ce morceau de fourrure que Robert lui dit le lendemain :

— Tiens, voilà de l’argent, dépense-le à la guise.

De rares promeneurs erraient. Des nuages lourds écrasaient la ville. L’un d’eux creva, et la jeune femme se réfugia sous l’avancement en planches qu’offrait la boutique de Markoff. Il fit preuve d’une complaisance inépuisable. Il déballa toutes ses peaux de bêtes, dépouilles avariées de martres, de zibelines, de renards, d’ours, de marmottes. Et à chaque exhibition, il affirmait d’un air convaincu :

— C’est joli, ça !

Même il la jugea digne d’admirer un tas d’objets achetés un peu partout et qu’il réservait aux amateurs, des ceintures à clous d’argent, des broderies roumaines, des sabres japonais, des cristaux de Damas, des carabines, des mors, des étriers.

Quant il eut bouleversé son magasin, l’averse continuait, furieuse. Il eut un geste désolé :

— Pauvre madame !

Alors, pour la distraire, il se mit à causer de son pays, de sa femme, de sa demeure dont il expliqua la forme et la disposition. Il raconta ses voyages. Il décrivit de lointaines cités auxquelles il donnait des noms inconnus. Et il employait un jargon bizarre, hérissé de locutions incorrectes, compliqué de mots étrangers, pleins d’images pittoresques et naïves.

Sans chercher à comprendre le sens des paroles, Lucie l’écoutait. Il avait une voix d’un charme inexprimable qui prêtait de la douceur aux sons rauques de sa langue. S’il se taisait, elle l’interrogeait pour que ne cessât point l’ivresse subie. Et il continuait, de son accent profond et sincère, aux inflexions chantantes. Elle fit de telles acquisitions et à des prix si élevés que son mari le lui reprocha vivement. Elle n’en fréquenta pas moins Markoff, mais en cachette le plus souvent, et sans rien acheter.

Le mauvais temps persistait. Peu de personnes se risquaient à la foire. Elle s’oubliait auprès de lui, sans redouter de fâcheuses rencontres. Parfois la pluie chassait avec tant de violence que Lucie montait une marche et s’abritait à l’entrée de la cabane.

Dès les premiers jours, elle le tutoya, naturellement, sans effort, comme un être de race inférieure à la sienne. Markoff, que guidait son flair de marchand âpre au gain, la traitait en idole. Cette aventure l’intimidait. Il ne savait au juste ce que lui voulait cette femme. Aussi, craignant de l’irriter, il se contentait de la regarder avec extase. Il avait des silences rêveurs et des mélancolies significatives.

Elle, l’accablait de ses coquetteries les plus savantes. Elle lui servit tout son répertoire de grâces mièvres et de petits cris badins. Elle eut tour à tour des gentillesses et des duretés, fut enjôleuse, charmeuse, mignonne, enveloppante. Et ils se battaient ainsi galamment, lui à l’aide de supplications muettes, elle à coups d’œillades incendiaires.

Leurs rapports devinrent plus familiers. En palpant les fourrures, leurs doigts se touchaient. Lucie ne retirait pas les siens, et ils ne bougeaient plus, éternisaient la sensation délicieuse de ce contact. Il s’enhardit même, courbé à terre, jusqu’à lui presser la main contre ses lèvres en balbutiant d’un ton passionné des mots qu’elle ne saisit point. Debout, le corps tourné vers les passants, elle savourait l’adoration de cet homme, dont elle sentait sur sa peau les larmes brûlantes, et elle songeait orgueilleusement à l’étrangeté de cet amour.