Un soir, vers cinq heures, elle le surprit qui préparait du thé. Il tombait un brouillard dense. Les magasins, en face, fermaient. Elle pénétra bravement dans le fond de la boutique, derrière l’étalage. C’était un couloir étroit qu’occupaient, à une extrémité, un tabouret et un petit poêle et, à l’autre, un lit composé de coussins.
— C’est là que tu dors et que tu manges ? dit-elle.
— Oui, c’est là.
Elle s’assit. Il lui offrit une tasse. Elle la vida, ainsi qu’une seconde et une troisième. Ensuite elle s’étendit sur les coussins et fuma des cigarettes du Levant.
Une lanterne les éclairait. Markoff s’agenouilla. Délicatement il défit les bottines boueuses, sécha les bas humides entre ses paumes jointes, et lui baisa les pieds et les jambes.
Quand elle partit, il osa dire, très bas :
— Si tu veux, demain, toujours, à la nuit, je fermerai… tu frapperas ici.
Et il désignait une petite porte située au fond de la cabane.
Elle ne répondit pas.
Elle se leva, le jour suivant, avec la certitude qu’elle n’irait pas au rendez-vous de Markoff. Elle se refusait intérieurement à cette chute, non que l’homme lui déplût, mais par une sorte de honte irraisonnée.
Après le déjeuner, elle rejoignit sa mère chez la couturière. Elles firent ensemble plusieurs courses. Soudain, à quatre heures, Lucie alléguant une forte migraine quitta Mme Ramel, traversa le jardin Solférino et gravit la rue Bouvreuil. À mi-chemin, elle avisa un monsieur qui arpentait le trottoir, le menton enseveli dans le col de son pardessus, la tournure furtive. Elle reconnut M. Bouju-Gavart.
De temps à autre il collait son œil à la vitrine d’un magasin où des ouvrières repassaient. Elle l’accosta et, s’emparant de son bras :
— Je vous y pince à m’être infidèle. Si vous tenez à mon pardon, il faut m’escorter.
Il obéit machinalement. Aussitôt Mme Chalmin reprit :
— Allons, parrain, expliquez-moi votre conduite. Il y a quelques mois, on ne voyait que vous, vous m’aimiez, vous soupiriez, et puis, tout à coup, vous me faites faux bond sans même m’avertir.
Il avançait péniblement, par un effort visible, le dos courbé. À la clarté d’un réverbère, elle constata l’altération de ses traits.
Il repartit avec lassitude :
— Hélas ! tu n’as pas à être jalouse, rien ne pourra me délivrer de toi. Et puis, que t’importe ! n’en as-tu pas d’autres que moi pour t’aimer ? Tu le sais bien, c’est cela surtout qui m’éloigne. J’en souffre trop.
Elle eut pitié de lui et gaiement :
— Non, vrai, parrain, vous avez pris ça au sérieux, vous, un vieux « routier », comme vous dites ! Vous n’avez pas vu que je plaisantais !
Après une pause, elle grommela d’un ton pincé :
— Quelle belle opinion vous avez de moi !
Il ne la crut pas, mais un peu de bien-être l’envahit, et comme à la foire, elle tentait de se débarrasser de lui, il supplia :
— Je t’en prie, laisse-moi t’accompagner, cela me fait plaisir de te revoir, malgré tout.
Elle devait décliner son offre, accepter était déloyal et cruel, contraire au mouvement généreux qui l’avait engagée à mentir. Elle le sentit, et pourtant ne le renvoya point.
Ils tournèrent à droite, et cent pas après, elle s’esquivait en disant :
— Promenez-vous jusqu’à la place Beauvoisine, je vous rejoins.
Elle se glissa par l’intervalle qui séparait deux boutiques. Derrière, elle suivit le passage resserré qui longe les habitations, lugubre, sale, obstrué de caisses éventrées d’où jaillissent des monceaux de paille. De rares becs de gaz la guidaient. Elle se heurta contre une échelle, marcha dans le ruisseau, et les pierres du chemin lui blessaient les pieds. Puis, où s’adresser ? Comment s’y reconnaître parmi toutes ces baraques semblables ? Se rappelant enfin le numéro de la maison opposée, elle réussit à le découvrir. Alors elle aperçut la porte basse.
Une hésitation l’arrêta. Son cœur battait, désordonné. La nécessité d’accomplir elle-même une démarche décisive la troublait. Somme toute, ses deux premières fautes avaient l’excuse des sens, d’une défaillance irréfléchie. Elle n’avait fait que succomber. Là, il fallait agir. Elle s’y détermina tout d’un coup et, s’approchant, frappa.
M. Bouju-Gavart attendit une heure entière. D’abord il flâna devant les étalages. Des légions de poupées, des carrés de pain d’épice, des tas de nougats, des couteaux, des lorgnettes, attirèrent successivement son attention. À tout instant, il consultait sa montre, étonné de ce retard. Place Beauvoisine, les cloches et les tambours des saltimbanques faisaient un tumulte discordant. Sur une estrade, un couple, qui vendait des romances, chantait en raclant du violon, à la lueur triste d’une bougie.
Il les écouta, déchiffra l’enseigne d’une auberge, une croix enlacée par un cygne, avec ces mots en grosses lettres : « Au Cygne de la Croix », puis redescendit le boulevard. Une inquiétude germait en lui. Il flaira quelque infamie et se remémorant les dures souffrances déjà supportées, ses fuites, ses guérisons, ses rechutes, il se repentit amèrement de l’avoir accompagnée.
Un souvenir l’assaillit : la semaine précédente, Chalmin s’était plaint des dépenses de sa femme chez un Russe. À tout hasard, il s’informa près d’un marchand de jouets. On lui montra la boutique de Markoff. Elle était close.
Une peur lui brisa les jambes. Il dut s’adosser à un arbre, et il attendit, les yeux fixés sur l’endroit désigné. Il en vit sortir Mme Chalmin. Ils s’en allèrent. Et Lucie s’exclama, heureuse, sans intention méchante :
— Ouf ! ça y est !
Elle le sentit qui frissonnait de tout son corps. Il n’eut cependant aucune révolte. Ils continuèrent leur route, silencieux.
Plusieurs fois encore, elle recommença cette escapade. Robert ne la questionnant jamais, elle partait à la nuit tombante et rentrait au moment du repas. Mais la discrétion bonasse de son mari la lassa. Et moins pour lui donner confiance que pour le duper, elle lui rendit compte de sa vie avec cette précision de détails et cette abondance de preuves qui sont chez les femmes des symptômes si graves de culpabilité.
À telle heure elle faisait une visite telle rue ; à telle autre, elle saluait telle personne. Dans ce magasin, elle achetait ceci, dans cet autre, cela — et elle tirait d’une armoire quelque étoffe ou quelque dentelle sans emploi.
Son bavardage la grisait. Elle s’embarquait dans des histoires extravagantes, citant des conversations, inventant les réponses textuelles de son interlocuteur, ses jeux de physionomie, son costume, sa pose, s’embrouillant, se contredisant, compliquant sa fable d’incidents inutiles, propres à la démasquer. L’articulation d’un mensonge lui procurait une volupté qu’aiguisait une angoisse continue. Un fait insignifiant lui devenait agréable, dès qu’elle l’avait suffisamment travesti. Un fait en tous points imaginé lui semblait un exploit dont elle s’enorgueillissait.
Avec le Russe, cet instinct perfide s’exerça d’une autre manière. Pour lui comme pour Amédée, elle embellit son existence. Ne pouvant prétendre entre ses bras à une vertu austère, elle se confectionna un passé romanesque. Elle l’éblouit par des aveux où retentissaient des noms de nobles, d’hommes publics, de mondains célèbres, d’artistes en vogue.
La passion de Lemercier, enjolivée, idéalisée, lui fournit une séance. Celle du musicien de Dieppe, transformé en compositeur génial, remplit la seconde. La troisième fut consacrée à Richard dont elle fit un gros commerçant méridional.
Danègre aussi et « parrain » défilèrent, l’un sombre figure énigmatique et terrifiante, l’autre brûlé de désirs, hâve, amaigri, pitoyable.