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Et tout cela coulait naturellement, paisiblement, comme l’eau d’un fleuve. Les mots et les anecdotes lui venaient sans qu’elle les cherchât. Elle débitait ses exagérations comme d’autres énoncent des vérités, sans plus de honte ni de rougeur, sans même se douter de sa fourberie.

Elle aimait, sur les coussins de Markoff, ces entretiens à mi-voix, qu’elle suspendait pour boire une tasse de thé ou fumer une cigarette. Cette liaison, d’ailleurs, lui valut d’inoubliables instants. Outre qu’elle jugeait peu banales ces étreintes au fond d’une baraque, dans ce cadre de fourrures et de bibelots précieux, avec le hurlement du vent ou le bruit monotone de la pluie qui s’égoutte, elle apprit là quelques sensations notables. Markoff lui révéla un amour nouveau, l’amour humble et prosterné. Des fois, il lui ôtait sa robe et l’affublait de toisons rares, aux longs poils soyeux. Par des entrebâillements, la peau blanche luisait. Il tombait à genoux et se frappant le front contre le plancher, il l’adorait — tandis qu’elle, assise, le torse droit, hautaine, impassible comme une divinité, respirait l’encens de ce culte fervent.

Ses caresses aussi lui semblaient d’un goût particulier. Tant de choses distinguaient cet homme de ceux qu’elle avait connus. Étant d’une autre contrée, d’une autre religion, d’une autre race, il devait inévitablement produire une impression physique différente. Ses habitudes et ses procédés ne pouvaient être les mêmes. Elle accepta cette idée si aveuglément qu’elle négligea de la vérifier. Markoff lui parut tel qu’elle le désirait.

La présence ordinaire de M. Bouju-Gavart, à quelques pas de la boutique, ajoutait encore à l’originalité de ces entrevues. Lucie le savait là. Elle le cueillait au sortir. Dès le début, il lui avait dit :

— C’est fini, mon mal n’a pas de remède, du moins comme cela je puis te servir en cas d’alerte… d’autant plus que j’ai surpris sur toi, de droite et de gauche, quelques propos équivoques.

Et il attendait, affalé contre son arbre.

En réalité, quoique malheureux, il se targuait d’une souffrance qu’il était loin d’éprouver. Son entêtement à se morfondre auprès de cette masure où deux êtres se possédaient, cachait, plutôt que de la sollicitude, la satisfaction d’un instinct pervers.

Nul espoir ne le soutenait. Les caprices de Lucie, dont il aurait dû tirer bon augure, le décourageaient au contraire. Il la croyait sensuelle. Elle choisissait des amants jeunes, aptes à l’assouvir, et ne pouvait que dédaigner les baisers d’un vieillard. Aussi, ne profitant pas de cette déchéance, il eut des remords de l’avoir provoquée. La responsabilité absolue en incombait à lui, à ses conseils, à son influence, à son exemple, à ses théories.

Il essaya de la sermonner. Elle le railla. Impuissant, il subit sa défaite. Mais des révoltes terribles le déchaînaient souvent contre elle. Il l’accablait d’invectives grossières.

La foire touchait à son terme. Un jour, arrêtant sa filleule au milieu du boulevard, il lui lança :

— Markoff va s’en aller ; toi, que feras-tu ?

Elle chantonna :

— Bah ! j’en prendrai un autre.

— Et après ?

— Un autre encore.

Il lui tordit le bras si violemment qu’elle en gémit.

— Et moi, jamais ?

Elle éclata de rire, puis soudain, sérieuse, répliqua lentement :

— Vous ?… Vous ?… Eh bien… quand vous voudrez.

Cette réponse l’étourdit et, le cerveau trouble, incapable de la suivre, il la regardait s’éloigner, se perdre dans l’ombre avec la grâce onduleuse de sa silhouette et le balancement rythmé de son buste sur ses hanches.

Dès lors, il l’évita. Une suprême fois, il essaya de se soustraire à sa domination. Il avait peur de cette chair qui dévorerait la sienne, peur d’une liaison où sombrerait toute son énergie, où ne lui serait épargnée nulle bassesse, peur de cette femme, de sa duplicité, de son inconscience, de son égoïsme, peur d’en pleurer, peur d’en mourir. La possibilité de l’avoir l’effrayait, comme un crime tentant et productif qu’on pourrait commettre en levant un doigt. Un mot, et le lendemain, sur l’heure même, elle se donnait. Ce mot, il n’osait le dire.

Le Russe prolongea son séjour jusqu’à la limite permise. Mais les dernières semaines se traînèrent, monotones. Lucie manqua plusieurs rendez-vous. Elle commençait à se fatiguer de lui. Il lui manifestait une affection trop servile. Comment s’attacher à un homme qui baise la poussière de vos souliers ?

Par contraste, elle rêvait d’un maître dont elle subirait le joug, et elle pensait plus à cet être imaginaire qu’à son amant actuel. Elle était lasse de ces amours fugitives. L’intérieur d’une voiture, la chambre nuptiale ouverte à tout venant, la boutique d’un forain, cela ne lui suffisait plus. Certains de ses désirs ne trouvaient pas ainsi leur réalisation. On prenait son corps, on ne l’admirait point. Maintenant qu’elle connaissait la volupté défendue, au fond toujours pareille et décevante, il lui fallait des joies d’un autre ordre. Son orgueil surtout réclamait ses droits.

Sans le savoir, elle aspirait à quelque chose de plus régulier et de plus stable, de plus prosaïque et de plus commode, une sorte d’adultère plus conjugal.

Le jour où partait Markoff, il voletait des flocons de neige. Son déjeuner fini, Lucie s’apprêta sans entrain. La veille, Robert l’avait menée au théâtre. Ses paupières papillotaient. Mal disposée, elle redoutait le froid du dehors. Un bon feu brûlait. Elle s’assit, ferma les yeux et s’assoupit.

À son réveil, quatre heures sonnaient à la pendule. Elle tressauta. C’était l’heure fixée. Aussitôt elle réfléchit qu’en se pressant elle arriverait pour les adieux. Mais une torpeur invincible paralysait ses membres. Elle grelottait. Le feu s’était éteint. Alors elle se dit :

— S’il m’attend, il peut bien m’attendre encore.

Elle alluma un fagot et le couvrit de bûches. La flamme pétilla, réconfortante. Les minutes s’enchaînèrent. La nuit vint. Et Lucie ne bougeait pas, les coudes sur les genoux, la tête sous le manteau de la cheminée, l’esprit engourdi, vide de pensées.

Il s’ensuivit une des ces périodes d’apathie que traversent les femmes, où elles négligent leur toilette, errent de tous côtés, débraillées, en savates et en peignoir sale. Elle mangeait aux repas, dormait au lit, et le reste du temps bâillait et geignait. Elle entreprit l’éducation de René, acheta un alphabet pourvu d’images, mais fut si vexée que son propre fils ne pût pas lire après une première leçon, qu’elle le punit et le jugea d’intelligence médiocre.

Plusieurs ouvrages de couture qu’elle entama simultanément furent laissés en plan. Elle risqua quelques promenades : elle rentrait exténuée. Rien ne la divertissait.

Un matin, comme Robert l’avait quittée pour accomplir une tournée aux environs, un commissionnaire lui apporta une lettre. Elle la décacheta. C’était l’écriture de son parrain. Elle lut ces mots :

« Aujourd’hui, deux heures, place du Vieux-Marché. Me suivre de loin. »

Elle y alla.

IV

Ils eurent une année de liaison heureuse et sans secousses.

M. Bouju-Gavart avait loué une chambre garnie, rue Saint-Georges, dans une maison d’apparence convenable.

On y accédait, du palier, par un couloir spécial, encombré d’objets hors d’usage. La pièce était grande, propre et froide. De la toile blanche habillait le lit et les fenêtres. Une cheminée de bois noir portait une pendule sans aiguilles et deux chandeliers de verre opaque représentant des femmes nues, dans la tête desquelles étaient plantées des bougies. Une carpette de feutre s’étalait devant le foyer. Il y avait de vieux fauteuils confortables et une armoire immense où se cachait une toilette.