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M. Bouju-Gavart compléta cet ameublement par l’adjonction de quelques gravures licencieuses, d’une peau d’ours noir, d’une paire de pantoufles en fourrure, d’une vareuse ouatée et d’une cave à liqueurs bien fournie.

C’était l’hiver. Il arrivait, lui, après son déjeuner, allumait du feu, se parfumait les cheveux et la moustache, se gargarisait avec de la menthe, recouvrait ses ongles d’une pâte spéciale, s’assouplissait les muscles par des mouvements réglés et s’enduisait le corps d’aromates subtils. Puis il s’étendait, et des heures passaient.

Les premiers mois, ces attentes souvent longues lui furent terribles. Il doutait toujours qu’elle consentît à revenir. Une fantaisie l’avait conduite auprès de lui, une autre l’en détournerait, et il se désespérait de sentir sa chair inassouvie, plus esclave que jamais.

Le bruit de ses pas dans le couloir le soulevait. Tout de suite il l’entraînait en pleine lumière. Et il lui secouait les mains en balbutiant : « Merci… merci… »

Pour atteindre à la lassitude, il multiplia les entrevues et tenta de s’épuiser, mais son désir s’exacerbait à chaque étreinte. Alors se jugeant inguérissable et redoutant de la perdre, ce fut à elle-même qu’il s’attaqua, à ses sens qu’il savait vierges ou mal éveillés.

Il agit habilement, lui révélant peu à peu toutes les perversités qu’elle souhaitait tant de connaître. L’initiation fut lente, progressive, distribuée par doses régulières. Il n’oublia rien.

Lucie se prêtait à ses caprices avec une docilité paisible. Elle éprouvait du plaisir, en simulait beaucoup, mais ce plaisir était moins physique que moral. Elle s’amusait. Chaque nouveauté lui procurait une gaieté naïve, le saisissement joyeux d’un enfant à qui l’on donne un jouet inconnu.

Dès son entrée, elle s’écriait :

— Eh bien, parrain, quoi, aujourd’hui ?

Le vice la passionnait, bien que ses nerfs n’en fussent nullement ébranlés. Et encore ne l’aimait-elle pas pour lui-même, mais pour elle par satisfaction personnelle. L’important n’était point de savourer une sensation neuve, mais de ne plus l’ignorer. Une force mystérieuse, en quelque sorte le sentiment d’un devoir à accomplir, la poussait. Il fallait savoir.

Et elle s’en allait de là, calme et légère le corps à l’aise, l’âme propre, sans que la pensée d’une dégradation quelconque l’effleurât.

Elle rentrait, et, le soir, en baisant au front son fils endormi ou en prenant place auprès de Robert, elle songeait avec une volupté douce, dans la paix de son ménage, aux caresses étranges de la journée.

Aussi, malgré l’effroi de M. Bouju-Gavart, elle revint assidûment. Tant de choses, d’ailleurs, la conviaient rue Saint-Georges depuis le péril affronté jusqu’à la façon dont son amant en usait vis-à-vis d’elle.

Elle le trouvait si comique, si peu semblable aux autres avec son essoufflement et ses membres malingres. Ce fut précisément le spectacle de cette décrépitude qui l’attacha. Elle n’en vit pas le côté répugnant. Au contraire, elle y puisa un motif de s’exalter. Le désir de ses amants passés résultait de leur jeunesse, de leur vigueur, du sang qui affluait en leurs veines. Son désir à lui, provenait d’elle seule. Elle seule, par le pouvoir de son être, l’éveillait et le renouvelait. Toute victoire obtenue sur cet être débile l’enorgueillissait comme un hommage à sa beauté. Et elle s’y employait complaisamment.

Il était inévitable que le caractère anormal de ces rapports s’atténuât. M. Bouju-Gavart, effrayé soudain des désordres graves qui se manifestaient dans son organisme, en comprit la nécessité.

D’ailleurs, Lucie lui semblait suffisamment conquise. Ces quelques heures constituaient d’uniques et de si puissantes diversions à la banalité de sa vie ! L’habitude aussi la ramenait. Les jours sans rendez-vous lui étaient plus moroses. Rien n’en comblait le vide.

Puis il ne négligeait aucun détail pour la tenir en haleine. Sachant son incurable vanité, il s’en servit comme d’un instrument commode, dont il possédait les moindres secrets.

Avant même d’enlever sa voilette et de l’embrasser, il la déshabillait avec des doigts fiévreux.

— Ton corps d’abord, et après, ton visage, ton visage que tous contemplent, ta bouche qui sourit et qui parle à tant d’autres, tes yeux que déshonorent tant d’images indifférentes.

Puis il chantait ses louanges avec un lyrisme qui l’étonnait lui-même :

— Je ne m’imaginais pas que l’on pût être si belle, et qu’une femme pût ainsi modifier en moi le souvenir des femmes passées, au point que toutes me paraissent laides ou difformes.

Et il s’exclamait, en se frappant les tempes de ses deux poings rageurs, comme épouvanté de son impuissance à concevoir cette beauté dans toute sa plénitude :

— Mais c’est la perfection, l’absolue perfection, c’est plus beau que le rêve, plus pur que l’idéal.

Il l’asseyait sur le divan, le buste nu. La masse de ses cheveux noirs, un peu crépus, faisait un cadre à sa tête et à ses épaules. Elle se figeait aux lèvres un sourire. Une fierté indicible animait ses prunelles, dilatait ses narines, gonflait sa gorge. Les flammes coloraient sa peau de lueurs vives. Il s’écriait enivré par sa propre extase :

— Je suis fou, fou de t’aimer !

— Pourquoi êtes-vous fou, parrain ? minaudait-elle. (Elle ne le tutoyait jamais, ne pouvant point, ce qui le désolait.)

— Parce que tu ne m’aimes pas, que tu ne peux pas m’aimer, parce que je ne sais pas, et que tu ne sais pas toi-même ce qui se passe dans ton cerveau, parce qu’un jour tu me jetteras à la porte, et que je resterai, moi, aussi avide de toi.

Ils parlaient beaucoup. Leur conversation emprunta même une certaine gravité à un incident fâcheux.

Un vendredi, M. Bouju-Gavart arriva la figure décomposée. Tout de suite il articula :

— Voici. Je viens de la Bourse. Des amis m’ont entraîné au café. Nous étions une dizaine, autour de deux tables. On a causé femmes. Soudain à la table voisine, j’ai entendu quelqu’un de nous qui disait à mi-voix : « Il y a la petite Chalmin à qui on donnerait le bon Dieu sans confession. Pourtant, à Bernay, la semaine dernière, j’ai déjeuné avec un nommé Amédée Richard, un commis voyageur en bouchons, qui m’a déclaré l’avoir eue comme maîtresse, après un jour de poursuite en pleine rue.

Elle bondit :

— Et vous ne l’avez pas giflé ?

— Mais puisque ce M. Richard affirme…

Elle lui jeta, indignée : « Lâche ! va », mit son chapeau et partit.

Le surlendemain, il allait chez elle, la suppliait, lui expliquait l’accès de jalousie furieuse qui l’avait égaré. Elle pardonnait.

L’après-midi, quand ils furent seuls, il dit très doucement :

— C’est drôle, tout de même, cet Amédée Richard qui se permet…

Et d’un ton malicieux :

— Voyons, Lucie, sérieusement, il n’y a pas eu quelque chose, un badinage, une inconséquence ?

Elle modula, de son air de sincérité candide :

— Comment voulez-vous, parrain, puisque je ne l’ai pas vu… Amédée Richard ? J’ai beau me creuser la tête, c’est un nom qui m’est étranger.

Il lui eût été impossible de définir la raison de ce mensonge. Pourquoi lui avoir révélé ses deux autres fautes et lui cacher celle-ci ?

Il reprit, la voix moqueuse :

— Ainsi donc c’est le docteur Danègre qui t’a débauchée ?

— Non, fit-elle carrément, sans réfléchir que cette réponse impliquait la confession d’un troisième caprice.

— Qui est-ce ? demanda-t-il.

Alors elle s’aperçut nettement qu’aucune de ses liaisons ne lui faisait honneur. Et comme parrain insistait, elle éprouva le besoin invincible de se hausser à ses yeux. Elle chercha. Un nom s’offrit à elle, celui d’un noble qu’elle avait distingué au bal. Il vivait moitié dans son château, moitié à Paris. On le disait homme à bonnes fortunes. Elle se rappela ses jolies moustaches. Certes cette conquête lui vaudrait du prestige. Elle déclara :