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— Le comte de Saint-Leu.

Il rit, flairant une vantardise.

— Le comte de Saint-Leu ! Allons donc, tu ne l’as jamais vu.

Elle fut vexée, non d’être devinée, mais du doute qu’il semblait émettre sur l’étendue de sa séduction. Et elle précisa :

— Il m’a fait danser au bal des Lefresne. Le lendemain, il s’installait à Rouen. Dans la rue, il ne me quittait pas. Puis, une fois, il s’est emparé de mon bras, m’a poussée en voiture et m’a menée au restaurant.

— À quelle époque ?

Elle dit au hasard :

— Le trente janvier dernier.

— Combien cela dura-t-il ?

Elle calcula sur ses doigts :

— Un, deux, trois, quatre, cinq… cinq mois.

— Et tu l’as aimé ?

Elle scanda d’une voix solennelle :

— C’est le seul homme que j’aie aimé, je l’ai adoré.

Et avec beaucoup de tristesse :

— Si je n’avais eu le malheur de le rencontrer, mon existence n’eût pas été la même. Je restais une honnête femme. Maintenant, que voulez-vous ? J’essaye de m’étourdir.

Elle dessina, par une élévation de son bras droit compliquée d’un haussement d’épaules, un geste de résignation suprême. La destinée l’accablait. Elle eut si fortement conscience de la pitié que devaient éveiller la prostration de son attitude et la misère de sa vie, qu’elle se plaignit elle-même. Ses larmes jaillirent. Et elle maudit, de toute son âme en révolte contre le mal, l’homme néfaste dont l’influence l’avait dévoyée.

Souvent encore elle fit allusion à son premier amant. Elle raconta l’histoire de leur passion, leurs imprudences, leurs exploits, leurs petites querelles, elle décrivit son caractère, sa jalousie, ses habitudes — en sorte que M. Bouju-Gavart put se former sur M. le comte de Saint-Leu une idée très complète et indestructible.

À la suite de l’entretien surpris au café, parrain établit une enquête dont le résultat fut ainsi formulé :

— Ma chère Lucie, on a des soupçons à Rouen. Personne n’est certain, personne ne peut dire : « Voilà, ça y est. » Mais on commence à jaser. Ton nom amène des sourires discrets, on prend des airs entendus : « Eh, eh, qui sait ! » Ce n’est pas un bruit qui circule, un potin accepté dont on s’amuse, ce sont des pointes lancées de place en place, des méchancetés isolées. Il suffit d’un rien pour que tout fasse corps. Dans ce cas, tu es perdue.

Elle l’écoutait attentivement, sentant la gravité de ses paroles.

— Est-ce qu’on sait, pour vous ?

— Non, mais ta présence continuelle chez Markoff a été mal interprétée.

Il continua avec bienveillance :

— Voyons, petite, veux-tu te mettre à dos toute la ville par un tas de bravades absurdes, ou préfères-tu, au moyen de quelques concessions adroites, concilier tes plaisirs et ta considération ?

— Dame, le choix est facile.

— Alors, il s’agit de réparer immédiatement tes torts. À Rouen, vois-tu, comme partout en province, le monde est le grand dispensateur des réputations. Certes, il est bête, mauvais et hypocrite. Mais tu as besoin de son estime et il faut que tu plies devant lui, sinon il te brisera, car il est le plus fort. Il vaut mieux ici être une femme coupable qui se soumet extérieurement aux usages et aux préjugés, que d’être une honnête femme et de vivre à sa guise. Sur la première, on se taira. On inventera, s’il le faut contre la seconde.

Souvent, au cours de ses autres rendez-vous, il reprit ce thème qu’il affectionnait. Il voulait, disait-il, que son élève fût capable de discerner ses amis de ses ennemis, de se défendre elle-même, de savoir ce qui est profitable et ce qui est nuisible. Elle devait se méfier de telle personne et de tel salon, de telle classe d’individus et de tel quartier. Il étudiait les milieux, le cercle, la Bourse, le Palais de Justice surtout qu’il considérait comme un foyer d’intrigues.

— Refuse-toi à toute aventure avec ces gens-là, c’est un nid à potins, c’est là qu’ils sont engendrés, couvés, munis d’ailes et de plumes. Tous les petits du barreau, tous ces quémandeurs de causes, à genoux devant M. le Président, tous ces valets « d’office », tout cela grouille, jase, papote, se démène, s’entre-dévore. C’est un tas de fruits secs et d’avortés dont il faut se garer.

Lucie ne prêtait à ces déclamations qu’une oreille distraite. Le sens seul lui en parvenait. Et de nouveau la pénétrait sa vieille peur du monde. Il était l’arbitre de son honneur. Il pouvait la chasser et lui interdire les joies d’amour-propre et de luxe qui, en résumé, lui étaient indispensables. Elle pressentit la catastrophe fatale, pensa à sa mère, à son fils, au courroux de son mari, pensa à des choses auxquelles elle ne pensait jamais et auxquelles elle ne pensa plus le lendemain, qui néanmoins influèrent suffisamment sur elle pour que sa conduite en reçût de profondes modifications.

Elle revisa sa liste de visites. Deux ou trois personnes suspectes furent biffées sans pitié. Elle en inscrivit d’autres qu’elle connaissait à peine, mais dont elle jugeait les bonnes grâces utiles à conquérir.

Sa mise devint aussi l’objet d’un examen sévère. Elle supprima les jupes collantes qui dessinent les hanches, et les jaquettes ajustées qui accusent la poitrine. Elle ne quitta plus la capote fermée. Des brides lui cerclaient le cou. Une voilette noire couvrait le haut de sa figure.

Elle dut vaincre dès le début une froideur générale. Visiblement on la boudait, son manque d’égards ayant indisposé bien des dames. Mais elle désarma les rancunes par son amabilité et son extrême déférence. Elle conservait un maintien rigide, ne s’appuyant jamais sur le dossier de sa chaise ni ne croisant ses jambes. Les mains dans son manchon, un sourire aux lèvres, elle parlait peu et répondait plutôt aux questions. Elle s’exprimait simplement, sans volubilité, riait discrètement sans convulsion intempestive. Elle évitait de contredire, approuvait ce qu’on louait et blâmait ce que l’on critiquait.

Elle s’attira de vives sympathies. Des vieilles surtout, dont on désertait le salon et chez qui elle eut l’adresse de retourner souvent, la prirent sous leur protection. Avec celles-là elle pérorait à son aise et les éblouissait de sa verve. Ce furent de précieuses alliées.

Partout elle plut. Au bal annuel des Lefresne, elle partagea ses danses également entre tous les danseurs. Elle choisit au cotillon les messieurs d’un âge avancé. Son décolletage ne prêtait plus à la critique. Au premier signal de Robert, elle se retira.

On ne l’acclama pas, les jours suivants, comme la reine du bal, mais on applaudit à sa réserve et à sa distinction.

V

L’inconduite de Lucie avait opéré, entre les époux Chalmin, une entente parfaite. Auparavant, l’état nerveux et inquiet de la jeune femme provoquait des périodes de mésintelligence qui tendaient vers la fin à se répéter. Il lui échappait des mots désobligeants. Robert perdait patience. Une scène s’ensuivait. Les raccommodements étaient pénibles.

À vrai dire, Lucie traversait alors une crise qui détruisait son véritable caractère, fait de douceur et de dissimulation. Aucun but ne dominait sa vie. Des aspirations vagues et contradictoires la troublaient, comme l’envie de secouer son ennui, tout en se conservant un intérieur honorable. Fille d’une mère pieuse et d’un père dépravé, elle ne pouvait se contenter du mariage ni se passer de considération. Elle oscillait en tout sens, faute de l’élément de stabilité qui lui convenait. Elle manquait d’équilibre.

Cet équilibre, l’adultère le lui donna. Il mit en jeu toutes les facultés inoccupées de son être, combla les vides, aplanit les aspérités. Ses instincts qui, contrariés, la gênaient, assouvis, contribuèrent à sa santé générale. Pourvue d’un époux et d’un amant, elle remplit les exigences de sa double nature. L’harmonie fut rétablie.