Robert en eut le bénéfice immédiat. Son ménage recouvra cette belle tranquillité dont l’absence commençait à l’importuner. Les soins affectueux de sa femme ne se démentirent plus. Ils croissaient même en proportion des plaisirs extérieurs que goûtait Lucie. Après quelque débauche, elle appréciait mieux les avantages qu’il lui apportait.
C’est à cette époque que Robert reçut une lettre anonyme. On lui dénonçait l’intrigue de Mme Chalmin avec un « très vieil ami ». Il la plia, la serra dans son portefeuille et conclut : « Lucie va bien rire ». Mais à midi un client arriva qu’on retint à déjeuner. Le soir, Mme Ramel dînait. Robert oublia la lettre.
Il ne s’en souvint qu’une semaine plus tard, en triant ses paperasses. Cette fois, il y réfléchit : « Quelle chose abominable… tout de même, si je n’étais pas sûr d’elle, comme je me tracasserais ! »
Il relut : « Un vieil ami, très vieux… » Qui peut-on désigner ainsi ?… Est-ce l’œuvre d’un méchant ou l’erreur d’un convaincu, abusé par de fausses apparences ?
Cette dernière hypothèse l’attrista. Ainsi quelqu’un peut-être croyait à la trahison de sa femme, quelqu’un la méprisait. Un remords l’assaillit envers elle, comme s’il eût été coupable en ne la garantissant pas de telles humiliations.
« Puis-je entrer ? » demanda-t-on en frappant à la porte de son bureau.
Il eut un cri de contentement. Il reconnaissait la voix de Mme Bouju-Gavart. Sans lui laisser le loisir d’expliquer le motif de sa visite, il lui tendit le papier :
— Votre avis, franchement…
Elle parcourut, et comprit tout de suite. Rien ne s’opposa à l’absolue certitude qui l’étreignit. Instantanément la coutume où se tenait son esprit de considérer Mme Chalmin comme inattaquable, fut déracinée. Des faits, des tas de faits jusqu’alors futiles, acquirent leur importance. Tous ils accusaient la complicité de M. Bouju-Gavart et de la jeune femme.
Elle leva les yeux et aperçut Robert qui la dévisageait. Le silence devenait maladroit. Elle eut l’énergie de sourire :
— Eh bien, après ? Je suppose que vous n’y ajoutez pas foi ?
— Assurément non, mais dans quelle intention ?
Elle soupira :
— Ah ! mon ami, c’est si facile de s’installer devant une table, de prendre une plume et d’écrire quelque vilenie. À Rouen, cela se pratique couramment.
Elle réussit à lui rendre courage, ayant de ces paroles fortes qui cicatrisent les plaies de l’âme.
— On doit dédaigner la médisance. L’écouter, même sans y croire, c’est dégrader l’épouse. Or, vous savez, Robert, que la vôtre est au-dessus du soupçon.
Mme Bouju-Gavart ne souffla mot de cette lettre à son mari, sentant de ce côté toute remontrance superflue.
Mais un matin elle se présenta chez Lucie. Elle la trouva couchée.
— Comme c’est obscur, dit-elle, j’aime bien la clarté, moi.
Elle fit glisser les rideaux. De la lumière jaillit. Alors, elle s’approcha et contempla sa rivale.
Les cheveux en désordre, l’épaule nue, la moue gracieuse d’une femme jeune qui s’éveille, Lucie s’étirait. Et tout au fond de l’épouse délaissée, un sentiment d’envie remua. Sur la table de nuit, un miroir se dressait dans un cadre de fleurs en porcelaine. Elle y vit sa propre image, constata la fatigue de ses traits, la flétrissure de sa peau, le bleuissement ridé de ses paupières, sa pauvre figure lasse et ravagée. Le corps jeune et ferme dont elle devinait les lignes lui rappela son corps à elle, pesant et sans formes. Et elle eut l’intuition brusque qu’elle était vieille, infiniment vieille, aussi vieille que les plus vieilles, puisque l’âge d’aimer était passé.
Pour la première fois, cette idée la frappait. Elle en tira une grande tristesse, et soudain beaucoup de mansuétude. Elle devait pardonner, car l’outrage ne l’atteignait pas, elle qui n’avait aucun droit à l’amour. Toute trace de jalousie s’évanouit. Un rôle plus noble lui apparut, un rôle de bonté et de conciliation.
Elle posa sa main sur la main de Lucie, et lentement, sans amertume :
— Petite, je sais tout, et pourtant c’est en amie que je viens.
L’autre ne songea même pas à nier.
— Ah !… ah !… vous savez… comment ?
— Oh ! bien simplement : une lettre anonyme adressée à ton mari.
Mme Chalmin tressaillit :
— À Robert ?… Dans ce cas… il sait…
— Non, il ne sait rien, la lettre ne désigne pas ton complice, et d’ailleurs sa confiance en toi est inébranlable.
Lucie respira. Une sorte de calme la remplissait. Mme Bouju-Gavart ne l’effrayait guère. Même une certaine animosité, un besoin d’agression vaniteuse, lui fit prononcer :
— Du moment que mon mari ignore tout, peu m’importe !
Elle attendit, avide d’une querelle et craintive à la fois. Nulle réplique ne venant, elle se sentit mal à l’aise sous le regard loyal qui la scrutait. À son tour elle désira gêner son interlocutrice. Comme par distraction elle ouvrit le haut de sa chemise et montra sa poitrine.
Mme Bouju-Gavart reprit :
— Tu as raison de ne pas me craindre, et la preuve en est que je ne te menace point, je te supplie.
Elle se pencha vers la maîtresse de son mari, croisa la chemise et, se relevant, dit fièrement :
— J’ai été plus belle que toi, petite, beaucoup plus belle, et je puis l’avouer, j’ai été certes plus aimée, et d’une façon plus désintéressée, car je ne permettais aucun espoir. J’aurais pu succomber, je n’avais pas un mari probe et honnête comme le tien. Le mien déjà m’abandonnait, et j’ai souvent eu près de moi des affections sincères où me rattacher.
Elle s’inclina, et d’un ton de confidence :
— Écoute ma confession, Lucie, tu la rediras si tu veux, je n’ai pas à en rougir et peut-être en profiteras-tu. Un jour, j’ai aimé, moi aussi ; l’homme était jeune, d’intelligence brillante, de cœur solide. Il était libre, moi, je ne l’étais pas… J’ai bien pleuré, j’ai cru que j’en mourrais…
Émue, Mme Chalmin baissa les yeux, tandis que l’autre continuait de sa voix grave dont les notes tremblaient :
— C’est pourquoi je te pardonne, mon enfant. La lutte d’amour est rude à soutenir, la tentation difficile à repousser. J’ai triomphé parce que cela devait être ainsi, que mon caractère et mes penchants me donnaient des armes. D’autres comme toi, petite, c’est leur nature même qui les pousse ; celles-là, je les excuse et je les plains.
Puis à l’oreille de Lucie, elle chuchota :
— Seulement, vois-tu, quelque chose me déroute : tu ne l’aimes pas, n’est-ce pas ? tu ne peux pas l’aimer, lui ! Alors pourquoi ?
Assise au bord du lit, le buste plié en deux, les doigts crispés aux draps, elle épiait la parole prête à venir. N’admettant pas la possibilité d’une passion partagée, elle se demandait le mobile du crime. Et malgré sa bienveillance opiniâtre, elle avait des minutes de dégoût en s’imaginant l’accouplement de ces deux êtres.
D’un ton plus fort où vibrait un ordre, elle insista :
— Pourquoi ? Pourquoi ? L’aimes-tu ?
Lucie cherchait, confuse. Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Pourquoi parrain, pourquoi les autres ? Qu’en savait-elle ! Elle tenta de démêler la vérité parmi le tumulte de son cerveau. Mais dans ce chaos sombre où jamais n’avait plongé son œil, elle ne put rien discerner qu’un enchevêtrement d’idées vagues, un fouillis de sensations et de désirs étranges. Du moins, elle eût voulu alléguer quelque raison péremptoire. Elle n’en découvrit point. Désespérée, elle fondit en larmes et s’abattit sur sa vieille amie.