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Elle suffoquait, ainsi qu’un enfant qui perd haleine à force de sangloter. Il lui échappait, coupées par un hoquet, des phrases incohérentes, inachevées, où revenait indéfiniment le mot : « Pardon, pardon. » Comme un enfant aussi, elle le disait, ce mot, avec une intonation de repentir naïf qui semblait signifier : « Je ne le ferai plus, je ne recommencerai plus, je vous l’assure. »

Ses joues ruisselaient de pleurs. Elle avait un de ces gros chagrins qui éclatent sans souffrance vraie, plutôt par une détente des nerfs, et qui se résolvent, après la crise, en un état de béatitude très agréable. Tout lui paraissait s’écrouler sous elle. Plus rien ne demeurait de son bonheur ni de sa réputation. Et elle s’écria :

— Mon Dieu, que je suis malheureuse !

Mme Bouju-Gavart la berçait entre ses bras, la dorlotait, essuyait ses yeux et ses joues, et, toujours douce et maternelle :

— Console-toi, ma fille, toute peine s’efface, tu peux réparer ta faute et l’oublier en ne la commettant plus. Si tu as souillé ton âme, ton cœur est resté bon. J’espère en lui. Sois sage, sois digne. Aime ton mari, il le mérite. Aime ton fils, tu le lui dois. Avant d’être femme, tu es l’épouse, surtout tu es la mère.

Dans l’âme de Lucie descendait la paix bienfaisante de ces paroles. Le son singulièrement profond de cette voix la baignait de sérénité. Ses larmes tarirent. Elle admira cette indulgence exquise, souhaita d’y atteindre. D’excellentes résolutions la harcelèrent. Quelle plus noble volupté, le culte du foyer, le souci de l’honneur ! Quelle plus enviable tâche : vénérer son mari, instruire son fils ! Elle s’y détermina. Le devoir l’appelait. Elle eut soif de sacrifice. Avec combien d’élan elle eût accepté l’occasion de se dévouer !

Sa physionomie s’imprégna d’extase, et, de l’accent radieux d’un martyr qui vole au supplice, elle déclama :

— J’agirai selon ce que vous me commanderez, Madame ; vos volontés les plus sévères, je les exécuterai fidèlement, je ne redoute pas le châtiment, j’ai tant à expier !

Ce nouveau rôle l’exaltait, et pour prouver sans retard l’ardeur de son zèle, à son tour elle débita sa confession. La mine contrite, elle dit le nombre de ses chutes, la date où elle avait rencontré Amédée Richard, sa promenade au jardin de l’Hôtel de Ville. Mais sa franchise n’alla pas plus loin. Graduellement, inconsciemment, elle dérailla, s’éloigna de la réalité. Elle ne consentait pas à raconter de si piètres liaisons. Reniant donc Amédée, elle termina l’aventure avant le dénouement et n’en fit qu’une incartade regrettable. L’histoire du comte de Saint-Leu était prête. Elle s’en servit. Quand sa mémoire la trompait, elle créait d’autres épisodes.

— J’ai opposé, Madame, une résistance terrible, des mois je me suis refusée, la passion m’a vaincue. Quels remords m’ont déchirée !

Elle glissa rapidement sur le docteur Danègre — un des premiers chirurgiens de Paris, qui tous les deux jours lâchait sa clientèle et s’enfermait à Rouen dans un appartement luxueusement meublé — et sur Markoff qu’elle costuma en une espèce de boyard conquis à Dieppe. Elle brûlait d’en arriver à parrain, quoique ignorant ce qu’elle imaginerait.

Mais tout naturellement, les mensonges affluèrent, la fable se construisit, la légende s’établit. Depuis son mariage, parrain la poursuivait. Elle riait d’abord de cet amour, puis essayait de le guérir par sa patience et sa fermeté. Hélas ! le mal empirait. Parrain menaçait de se tuer. Affolée, elle se résignait à un rendez-vous. Il s’y révélait d’une brutalité monstrueuse, et dans la crainte d’un scandale, elle se laissait prendre.

— Vous ne vous doutez pas de mon écœurement, je suis là ainsi qu’une morte, toute pâle.

Elle regardait fixement, immobile, comme si l’affreux spectacle se fût déroulé devant elle.

Apitoyée, Mme Bouju-Gavart murmura :

— Pauvre petite, ce qui t’a manqué, c’est un guide sûr, des conseils clairvoyants. Ta mère est trop loin de toi, ton mari est aveugle, le mien t’a corrompue.

Et comme Lucie hochait la tête d’un air découragé, elle l’empoigna par le cou, et l’embrassant violemment :

— Eh bien, c’est moi qui te dirigerai parmi les écueils de la vie. Obéis-moi. Remets entre mes mains ta destinée. Je te sauverai, ma fille, je serai ton refuge, ton soutien, celle qui t’indiquera la voie droite et te gardera des pièges des tentations.

Le pacte fut conclu dans un transport généreux. Chaque jour on devait se voir. Chalmin les trouva enlacées, les doigts confondus. Elles soupirèrent en se quittant.

Immédiatement, Lucie entama son œuvre expiatoire. Au déjeuner, Robert fut l’objet de mille attentions, si délicates qu’il ne s’en aperçut point. Mais l’abnégation n’est-elle pas plus héroïque quand elle est secrète ? Servie la première, elle choisit les morceaux les moins prisés, immolant à Chalmin ceux qu’elle préférait. Elle s’arrangea pour boire le fond de la bouteille de vin. Et comme son fils avait le rhume elle le moucha plusieurs fois, ce qui la dégoûtait. Au dessert elle s’assit sur les genoux de son mari, lui sucra son café et, finalement, l’adjura de renoncer à son verre de cognac et à sa pipe, comme à des habitudes nuisibles.

Il crut à une plaisanterie et voulut passer outre. Elle s’entêta. Son devoir lui ordonnait de surveiller la santé de l’époux. Elle ne s’y déroberait pas.

— Non, chéri, tous les docteurs t’affirmeront que l’alcool et la nicotine ont des effets déplorables.

Il la rembarra avec une brusquerie qu’elle subit sans regimber. Que n’avait-elle à supporter de plus fortes humiliations ?

À peine seule, elle s’habilla, sortit, et se dirigea vers la rue Verte. Près de la gare, elle rencontra parrain. Il lui dit précipitamment :

— Je sais tout. Ma femme m’a menacé d’une séparation si ça continuait. Tu m’as bien arrangé, toi, je te remercie. Enfin, ça vaut mieux… Je vais à notre chambre. À tout à l’heure.

Elle ne répondit pas, outrage qui lui parut une prouesse. Sa vertu triomphait de ce premier assaut. Il n’était plus de péril maintenant qu’elle ne pût affronter. Et pour s’en donner des preuves convaincantes, elle foudroya les hommes qui la croisaient d’un regard de mépris. Une allégresse la soulevait. Elle se sentait forte, pure, inaccessible.

Elle aborda Mme Bouju-Gavart, le front haut, n’ayant plus de reproche à essuyer. En quelques heures, ne s’était-elle pas lavée des taches qui la salissaient ? Aucune distance morale ne la séparait de sa nouvelle amie. Deux femmes également honnêtes devisaient. L’une valait l’autre.

Ces bonnes dispositions ravirent Mme Bouju-Gavart. Elle discernait dans cette effervescence de néophyte un symptôme avéré de conversion. Elle la bourra d’avis excellents, de maximes salutaires et de recettes de cuisine propres à flatter la gourmandise de Robert.

— Il ne faut rien négliger quand il s’agit de se concilier l’attachement de son mari. La ménagère y réussit, hélas ! souvent mieux que l’épouse ou que l’amante.

Dehors, en pleine après-midi, Mme Chalmin hésita. Où aller ? Sa maison ne l’attirait guère. Elle en partait d’ordinaire à ce moment pour rejoindre M. Bouju-Gavart. Cette fin de journée à traverser lui infligea un certain effroi. Somme toute, elle n’était point préparée à un changement d’existence aussi radical. Au hasard elle enfila des rues.

Le ciel, un ciel brumeux de mars, comprimait la ville morne et s’égouttait en humidité sur les toits et sur le pavé boueux. Des gens marchaient, l’aspect grelottant. De place en place dansait un fiacre attelé d’un cheval triste. Lucie frissonna. Son enthousiasme s’évanouissait à mesure que le froid pénétrait son corps et que l’occasion de se sacrifier devenait plus problématique.

Elle songea que M. Bouju-Gavart l’attendait. Un problème se dressa, terriblement ardu. En définitive, son devoir ne lui dictait-il pas une démarche auprès de parrain ? Quel miracle, si elle pouvait l’arracher au mal !