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L’idée d’un feu clair la sollicitait vivement aussi. Mais elle résista, craignant la prétendue brutalité dont elle l’avait accusé.

Alors un immense ennui l’accabla, alanguit ses pas, arrondit ses épaules. Elle parcourut les quais, puis se réfugia dans une pâtisserie de la rue Grand-Pont.

Justement Georges Lemercier y commandait des assiettes de gâteaux. Un colloque fut engagé. Tout de suite le jeune homme parla du bal Lefresne :

— J’en ai gardé une si charmante impression ! La couleur, la forme de votre robe, l’arrangement de vos cheveux, tout cela s’est gravé en moi…

Il savait les potins relatifs à Lucie, ce qui lui donnait de l’assurance, et de sa voix mâle et câline, il fit allusion aux promenades parallèles de la rue Jeanne-d’Arc.

— À cette époque, j’ai eu un grand chagrin, et j’ai voyagé, ajouta-t-il gravement, expliquant ainsi sa disparition.

Elle tira son porte-monnaie. Il gémit :

— Ne vous en allez pas encore !

— Il faut bien, j’ai eu froid et je rentre me réchauffer.

Il eut une hardiesse folle.

— Si j’osais… j’ai par là un petit réduit assez confortable… où je vais quelquefois fumer… une allumette et le bois flamberait…

La riposte de Lucie fut spontanée, involontaire :

— Pourquoi pas ? Seulement, vous savez, le temps de me remettre d’aplomb, et c’est tout.

Il fut stupéfait de son succès.

— Vrai, vrai, vous consentez ?

— C’est donc bien extraordinaire ?

Elle le suivit de loin, réjouie de cette escapade qui coupait l’interminable journée. En route elle se rappela ses promesses à Mme Bouju-Gavart, et tenta vainement de se confectionner un remords. D’ailleurs que risquait-elle ? Elle était si sûre d’elle-même.

L’appartement, situé rue Nationale, se composait de deux pièces, un boudoir et une chambre dont on apercevait le lit. Lemercier alluma le feu, Lucie examina le salon. Une étoffe de jute rouge brique couvrait les murs. Tout autour, des divans couraient, vêtus de soies brillantes. Un lot d’ombrelles et d’éventails japonais, artistement disposés, donnaient de la gaieté. Un palmier et un fusain jaillissaient.

— Ah ! voilà qui est fait, maintenant chauffez-vous, prononça Lemercier, se redressant et approchant un fauteuil.

Elle s’assit. Les pieds sur les chenets, les mains croisées au-dessous de ses genoux, elle tenait ses jupes relevées, de façon à découvrir ses chevilles et le bas de ses mollets. Lui, disposa deux coussins à terre et s’accroupit auprès d’elle.

La scène de séduction commença. Il possédait à ce sujet un programme exact dont il ne s’écartait jamais, en ayant toujours observé la réussite.

D’abord les phrases banales, articulées d’une voix tendre, fluèrent, les phrases préparatoires, destinées à rassurer la femme et à l’engourdir. Puis vinrent les compliments plus directs, l’hommage non déguisé d’un amour qui se cache encore, les exclamations admiratives sur la forme du pied, sur la finesse de la jambe, enfin ce qui constitue la première attaque. La période des menues faveurs et des mélancolies succéda : « Mettez-vous donc à l’aise, vous devez étouffer sous ce manteau. Et vos gants ? » Il lui prenait les doigts et les baisait l’un après l’autre.

— Quelle chose affreuse de ne vous être rien, pas même un ami, vous qui m’êtes tout déjà. Vous m’aurez accordé une minute de votre existence, et cette minute décide de mon existence entière, à moi.

Et il supplia :

— Lucie, ce jour béni n’aura-t-il pas de lendemain ?

Elle ne répondit pas, la poitrine oppressée, le regard languissant. L’instant se prêtait à une déclaration. Il se déclara. Et son : « Je vous aime, Lucie, ô ma Lucie, je t’aime » eut les modulations lentes, désespérées, passionnées, que nécessite un aveu efficace.

Elle se pelotonna, toute frémissante. Jamais encore on ne lui avait dit ces mots avec tant d’émotion.

La période d’action s’ouvrait. Il l’entama par une prière :

— Lucie, au bal, j’ai vu vos épaules, me refuserez-vous le même spectacle, ici, où je serai seul à les voir ?

Un à un, la main timide, il défaisait les boutons de son corsage. L’orgueil de sa chair la rendit lâche. Elle n’eut même pas l’idée de le repousser.

Elle se coucha le soir, l’esprit satisfait, comme on se couche après une journée bien remplie.

VI

L’intimité de Mme Bouju-Gavart et de Mme Chalmin s’établit sur des bases solides.

L’esprit de Lucie reçut là une nourriture abondante, son âme une forte éducation.

— Tout est à refaire en toi, ma fille, disait Mme Bouju-Gavart en son langage un peu emphatique, où se révélait la fréquentation des prêtres, — on t’a enseigné les préjugés, mais non les principes. On a négligé de te donner les idées larges et justes, les préceptes et les exemples, tout ce qui forme enfin les inébranlables fondations où l’on peut bâtir.

Lucie écoutait respectueusement. Les mots chantaient à son oreille. Elle leur accordait assez d’attention pour en comprendre le sens et même les discuter. Mais elle ne tâchait nullement à se les inculquer, encore moins à se conduire d’après les maximes émises. Son approbation était tout extérieure. « Comme c’est vrai, ce que vous dites là ! » s’exclamait-elle, convaincue, sans que l’envie lui vînt d’obéir à cette vérité. Ces deux heures d’exaltation quotidienne lui suffisaient. Elle y puisait beaucoup d’estime pour elle-même et une grande indulgence pour ses faiblesses.

À l’issue de ces confidences elle prenait le tramway et s’en allait chez Lemercier.

En revanche, elle mettait à fuir parrain un acharnement méritoire. Là gisait sa probité, ce qui lui procurait l’illusion d’être honnête. Elle pouvait soutenir sans honte le regard de sa vieille amie, puisqu’elle ne la trahissait plus.

La liaison de Lucie et de Georges Lemercier ne comporta ni passion ni excès sensuels. Ce fut un passe-temps, un adultère de convenance. Les caresses finies, on causait. Georges initia sa maîtresse aux mystères de la vie parisienne, sujet captivant. Les célébrités de la capitale défilèrent, les actrices et les filles galantes, toutes celles dont on cite dans les journaux boulevardiers les noms, les robes et les déplacements. Les anecdotes foisonnaient. Et Lucie contemplait, bouche béante, avec vénération, cet homme qui avait partagé le lit des courtisanes illustres. Elle brûlait de les connaître. Elle rêva d’orgies en leur compagnie.

Lemercier dut à ses relations un relief considérable. Ses prodigalités achevèrent de conquérir Lucie. L’offre de deux superbes solitaires, montés en boucles d’oreilles, lui inspira même une tendresse démonstrative. Elle les cacha au fond d’une armoire, entre deux piles de serviettes, et elle ne cessait de les en sortir pour les examiner et les palper.

Georges fut malheureusement contraint à une absence d’une ou deux semaines. Ce fâcheux départ détraqua l’existence méthodique de Lucie. Une telle régularité présidait à l’emploi de son temps ! Dès lors, tout l’horripila, son intérieur, sa chambre, la couleur des rideaux, les piaillements de René.

Robert en subit le contre-coup.

— Qu’est-ce que tu as ? grognait-il, tu es d’une humeur massacrante. Quel drôle de corps tu fais tout de même, avec tes changements de caractère !

Bientôt il n’eut plus à se plaindre. Lucie, recouvra son calme. Une après-midi, en effet, parrain l’arrêta en pleine rue :

— Je te tiens, tu ne t’en iras pas, bredouillait-il,… écoute-moi, viens là-bas, une fois seulement…

On les observait. Il s’en alla. Elle le suivit, rue Saint-Georges. Il n’y eut aucune réconciliation : leurs habitudes reprirent leur cours comme si rien ne les eût interrompues.