Deux semaines plus tard, Lucie recevait poste restante une lettre où Lemercier l’avertissait de son retour et lui fixait un rendez-vous. Elle hésita d’abord. Une pudeur singulière la révoltait contre ce partage. Cela fut de courte durée. La perspective de cette double intrigue et des complications qui en résulteraient, la séduisit beaucoup au contraire. Elle en discerna vite le côté pittoresque. Au jour assigné, elle fut exacte.
De notables voluptés la récompensèrent de cette résolution. Ayant commencé par diviser sa semaine en deux parts égales dont elle réservait l’une à Lemercier, et l’autre à parrain, elle abandonna ce système d’une monotonie trop pesante. L’imprévu la tentait. Elle obligea ses deux amants à l’attendre journellement, de telle heure à telle heure. Elle, elle choisissait.
Le plus souvent elle se décidait dehors, à la dernière minute. De la rue Verte, le tramway la menait rue Jeanne-d’Arc, en face de la Tour Saint-André. Là elle se consultait. Irait-elle à droite chez le vieux, ou à gauche chez le jeune ? Son cœur se taisait, sa chair aussi. Seuls des motifs futiles la guidaient, sans que jamais elle les analysât.
Il lui arriva même, en un moment d’embarras pénible, de flâner dans le petit jardin Saint-André. Des enfants jouaient. Des vieillards caquetaient. Elle examina la façade en bois sculpté, d’un travail si merveilleux, que l’on a plaquée sur une maison neuve, en un coin humide du square. Le gardien, l’accostant, lui infligea des explications où elle ne saisit que le nom de Diane de Poitiers. Puis elle escalada les marches qui grimpent au sommet de la tour, et elle se mit à chercher l’emplacement probable des toits qui abritaient ses deux amants. Et, accoudée contre la balustrade en pierre de la plateforme, elle rêvassa. À qui donner la préférence ? La descente lui rompit les jambes, ce qui la détermina en faveur de parrain, car la route était plus courte à effectuer.
Une autre fois, la poursuite d’un monsieur la divertit au point qu’elle en négligea ses rendez-vous. Elle le traîna dans Saint-Sever. Mais comme il ne l’abordait pas, elle se fit promener en voiture le long de la Seine, et elle s’ingéniait à évoquer la mine piteuse des deux infortunés qui se morfondaient Là-bas, impatients de son corps.
Ces accès d’indépendance découlaient du reste d’une nouvelle théorie dont les lois s’étaient insensiblement dévoilées à elle. Elle s’octroyait, après ses diverses aventures, de justes titres à la connaissance de l’homme. Aussi pouvait-elle le juger sans crainte d’erreur. Et de ses méditations, elle concluait qu’on doit le traiter avec rudesse. L’indifférence le mate. Il faut le plier aux caprices les plus fantasques et l’asservir comme un être inférieur, prêt à toutes les lâchetés.
Cette théorie, elle l’appliquait à tort et à travers, quand elle s’en souvenait. Tel jour, elle eut un retard exagéré. Tel autre, elle se refusa. Elle modifia l’apparence de son humeur, d’ordinaire égale. Elle restait muette, sombre, énigmatique, puis le lendemain riait, d’un rire nerveux : « Je les affole », se disait-elle. Elle les lassait plutôt. Lemercier surtout aspirait à la saison des bains comme à une délivrance méritée.
Elle continuait ses visites à Mme Bouju-Gavart, la société de sa vieille amie lui plaisant toujours. Elle s’abreuvait de ses maximes et de ses sermons avec la même soif ardente. Le vice l’emplissait d’une horreur vertueuse. Pour montrer la ténacité de son zèle, elle confessait un tas de péchés. Quant à ses rapports avec parrain, elle n’y songeait jamais auprès de Mme Bouju-Gavart, s’évitant ainsi des remords importuns.
Le 1er août, on partit pour Dieppe. Lemercier promit d’y faire maintes apparitions. Mais il ne vint pas. Mme Chalmin écrivit, ne reçut aucune réponse, et n’y pensa plus.
Au bord de la mer, Lucie subit cette crise d’indolence, où les femmes vivent d’une vie animale, sans rêves ni désirs. Elle s’engourdissait dans une langueur qui reposait ses membres et son cerveau. Tout incident l’effrayait, capable de troubler cette somnolence béate. Elle n’eut d’ailleurs pas à fuir l’hommage des hommes : son extérieur, se modifiant avec ses dispositions, ne le provoquait point.
Cela dura des semaines. Chalmin que l’extension de ses affaires avait obligé à louer un local plus vaste, rue de Crosne, restait à Rouen pour surveiller l’aménagement de ses nouveaux magasins et n’arrivait que le samedi soir.
Ses baisers suffisaient à Lucie.
En ses rares instants de méditation, elle croyait fermement qu’elle persévérerait dans cette attitude. L’ère du mal était close. Elle ne s’en affligeait ni ne s’en réjouissait.
Un matin, en entrant au salon de lecture du Casino, elle heurta presque Mme Berchon. Elles s’arrêtèrent net, embarrassées l’une et l’autre. Puis Henriette, bravement, tendit la main.
— Ça fait du bien de se revoir, dit l’une.
La seconde répliqua :
— C’est vrai, le hasard vous divise, mais à la première occasion on se rapproche.
Puis elles s’adressèrent des excuses mutuelles. Mme Chalmin allégua la sévérité de Robert en ce qui concernait ses relations. Henriette, à son tour, prétexta :
— Moi aussi, Adrien m’a priée de vous éviter, on racontait sur vous des choses !…
Elles soupirèrent :
— Comme on est mauvais !
L’injustice de leurs époux les indigna, elles se ligueraient contre eux.
— Écoutez, dit Henriette, nous sommes descendus à l’hôtel de Normandie. Nous y avons fait la connaissance de gens très bien, des Parisiens, M. et Mme Miroux. Nos maris s’en vont les après-midi à la pêche ou en excursion. Venez, je vous présenterai Marthe Miroux. Elle est charmante.
L’amitié des deux femmes renaquit, plus impérieuse et plus communicative. On lâcha tous ses secrets. Qu’avait-on à se cacher ? Henriette énuméra ses diverses coquetteries, intrigues inachevées qu’elle brisait toujours avant le dénouement. Lucie, pour n’être point en reste, arrangea d’une manière honnête trois ou quatre de ses aventures. Elles furent frappées de la similitude de leurs goûts. Mme Chalmin les définit ainsi :
— C’est adorable de voir la joie que vous inspirez par un mot gentil, le chagrin que cause votre maussaderie, le désir dont s’allument les yeux qui vous contemplent. Quant à moi, je ne souhaite rien de plus. Je veux bien m’amuser, je ne ferme pas la bouche à ceux qui me disent leur amour, mais c’est tout.
Cette profession de foi obtint l’entière adhésion d’Henriette. Leur vertu réciproque leur parut intacte. Elles se vouèrent une estime inébranlable.
La droiture de leurs principes étant acquise, elles purent dès lors confesser l’ardente curiosité qui les poussait vers le mystère défendu.
— Qu’y a-t-il de si différent ? s’écriait Mme Berchon. Pourtant l’impression ne doit pas changer parce qu’elle vient d’un amant au lieu de venir d’un mari ? Nos maris ont toujours été les amants d’autres femmes, et ils agissaient, je crois, avec ces femmes comme avec nous-mêmes.
Et Lucie, dominée par le rôle qu’elle jouait, répondait d’un air songeur :
— N’importe, ma chère, il y a bien une différence, sans cela pourquoi tant de femmes seraient-elles coupables ?
Elle consultèrent Marthe Miroux. D’un air distrait, elle soupira :
— Ah ! mon Dieu, si vous saviez comme ça m’est égal !
Elle avait des sourcils noirs qui se rejoignaient en une seule ligne épaisse, des yeux sévères et, tranchant, sur la pâleur livide de la peau, une bouche trop rouge, comme peinte au sang.
Elle parlait peu. Selon Mme Berchon, elle devait avoir quelque peine secrète. De vagues plaintes formulées de part et d’autre et la froideur visible de leurs relations, laissaient supposer un désaccord profond entre elle et son mari.