— Il y a un drame là-dessous, déclarait Henriette.
— Je n’en sais rien, disait Lucie, en tout cas son regard a une insistance gênante, il se plante sur vous et n’en bouge plus… moi, il me fait presque peur.
Elle attribuait en effet à ce regard une acuité prodigieuse. Il la fouillait, déchirait le voile de mensonges dont elle s’affublait, et lisait couramment le livre de sa vie. Et Lucie, tout en étalant l’austérité de ses mœurs, devinait que sous le masque impassible de cette femme errait un sourire incrédule. Mme Miroux n’alla-t-elle pas jusqu’à l’interrompre par une impolitesse ?
— Cela ne prouve rien, vos théories, vous seriez fautive que vous les avanceriez quand même.
Mme Chalmin rougit, décontenancée. Elle s’appliqua désormais à la contredire dans ses moindres propos, et à manifester son antipathie par des vexations.
Marthe affectait de ne le point remarquer. Mais, profitant d’une absence de Mme Berchon, elle mit sa main sur l’épaule de Lucie et murmura :
— Comme vous êtes mauvaise !
Habituellement hautaine et dure, la voix avait pris une inflexion douce. Le visage se détendait en un sourire. Et les yeux, les yeux impitoyables, avaient une tristesse touchante.
Elle demanda :
— Pourquoi me traitez-vous comme une ennemie ?
Lucie ne répondit pas, toute remuée. Et l’autre continuait :
— Ne soyez plus ainsi, cela me fait mal. J’aurais tant aimé vous plaire et devenir votre amie, votre seule amie… Vous êtes si belle !
Mme Chalmin crut comprendre. Une légère répulsion, mêlée de crainte, la pénétra. Elle résolut d’éviter les tête-à-tête.
Pourtant, le lendemain, ce fut elle-même qui l’appela, au sortir de l’eau, d’un ton de défi :
— Vous cherchez une cabine ! Voulez-vous la moitié de la mienne ? Vous vous déshabillerez pendant que je me rhabillerai.
La cabine était peu spacieuse, leurs mouvements se contrariaient. Mme Miroux dit :
— J’attendrai que vous soyez prête.
Mais comme Lucie se plaignait du froid, elle saisit une serviette. Des gouttes d’eau ruisselaient sur les bras et sur les épaules. La chair frémissait. Elle frotta vigoureusement jusqu’à ce que le sang affluât à la peau.
— Ça va-t-il mieux ?
Lucie, levant ses paupières qu’elle tenait à moitié baissées, prononça :
— Oh ! oui, j’étouffe maintenant.
Elles se regardèrent, silencieuses. Sous les pas des baigneurs, le galet criait, les planches résonnaient. On cogna deux fois à la porte de la cabine : « Est-ce bientôt libre, ici ? » Elles se taisaient. Leur solitude s’accroissait de tout le tumulte avoisinant. Par la lucarne, un rayon de soleil s’introduisit où grouillaient des atomes de poussière…
Lasses de se voir en cachette, ces trois dames commirent l’imprudence de se promener ensemble. M. Berchon et M. Miroux les rencontrèrent. Henriette s’écria :
— Figurez-vous que nous nous sommes retrouvées dans un magasin ; nous étions fâchées sans raison, la réconciliation a été vite faite.
Désormais, Lucie vint ouvertement à l’hôtel de Normandie.
Une des conséquences de ses rapports avec Mme Berchon fut un réveil d’élégance. Son extérieur ne varia point, mais son goût se dégrossit, et spécialement elle devint soucieuse de sa toilette intime. Henriette portait d’exquis dessous qu’elle combinait et confectionnait elle-même. Elle inventait des formes de chemise d’une indécence adorable. Ses jupons et ses pantalons avaient un cachet particulier et, en tout, dans le choix des surahs et des batistes, dans la nuance des faveurs, se révélait un raffinement délicat.
Lucie copia ses modèles. Aussitôt réunies, elles se mettaient au travail. Ces messieurs s’attardaient volontiers en leur société, retenus par tout ce linge de femme et par le babillage de Mme Chalmin.
Ce ne fut vraiment pas en vertu d’un plan que Lucie les accabla de ses coquetteries. Elles se déployaient naturellement, à son insu. L’exécution du mal, chez elle, précédait l’idée de ce mal. Et encore, cette idée, la concevait-elle toujours, même l’acte accompli ? Ses attaques étaient brutales. Elle s’adressait aux instincts, non au cerveau ni au cœur, — au mâle non à l’homme. Elle ne séduisait pas, elle excitait. Ainsi visé, l’adversaire capitulait aussitôt, et elle dégageait de la promptitude de sa victoire un motif de vanité.
La lutte, cette fois, se compliquait d’un attrait spécial. Lequel des deux élus accepterait le premier son joug ? La naissance des désirs fut instantanée. En pouvait-il être autrement ? Elle en suivit avec intérêt la marche rapide et attendit l’aveu ou l’assaut, signes de la défaite. Émouvant tournoi !
M. Miroux devança son rival. Il était laid. Mais quelle originalité : être la maîtresse du mari, maintenant ! Et aussi quelle revanche sur Marthe dont elle subissait toujours l’ascendant inexplicable ! Elle consentit à des rendez-vous.
Quand le ménage s’en alla, Lucie le conduisit au train. Les adieux arrachèrent des larmes. Et par la fenêtre ouverte, les époux penchés lui envoyaient des baisers et agitaient leurs mouchoirs.
Elle en fut tout attendrie. C’est si bon d’être aimée !
Le désarmement d’Adrien Berchon requit un effort qu’elle ne prévoyait pas. Mais il s’agissait de tromper Henriette et elle s’y adonna de toute son énergie.
Une manœuvre lui réussit surtout. Elle avait copié un « saut de lit », une sorte de peignoir en soie imaginé par Mme Berchon, long, ample, agrafé sur la hanche, et dont les deux pans, en se croisant, réglaient le décolletage.
Elle dit à Henriette :
— Ta chambre est libre, je vais le mettre.
Elle disparut. Au bout de quelques minutes, elle appelait :
— C’est ravissant, viens donc voir.
Adrien, un peu énervé, ricana :
— Et moi, suis-je de trop ?
— C’est l’affaire de votre femme.
Mme Berchon acquiesça :
— Du moment qu’il t’a vue au bain…
Lucie feignit une grande modestie et serra pudiquement le haut de son peignoir. Mais, ainsi, elle plaquait l’étoffe souple qui se gonflait sur le double contour de sa poitrine.
S’efforçant d’assurer sa voix, Adrien jugea :
— C’est charmant, et d’un artistique !
Devant lui, la jeune femme, indifférente, paradait, cambrait les reins, se drapait dans le voile impalpable qui modelait les lignes de son corps.
Un autre jour, sous prétexte d’essayage, elle singea l’hésitation. Puis, comme excédée de toutes ces mesquineries indignes :
— Bah ! c’est moins inconvenant qu’au bal, fit-elle, n’est-ce pas ?
Elle déboutonna son corsage avec une lenteur calculée, de manière à n’élargir que progressivement l’intervalle où luisait sa peau. Puis elle l’enleva, et, durant toute cette séance de couture, elle se tint, les bras et la gorge nus, sans gène ni afféterie.
Henriette, d’une nature peu ombrageuse, ne s’en formalisa point. Adrien regardait.
Elle poussa la perfection de son jeu à la dernière limite. De fait, elle excellait à cette agression patiente. Nul souci étranger n’en détournait son esprit. Tout son être et individuellement aussi, chaque partie de son être, membres et figure, chaque émanation, geste, sourire ou voix, concouraient à l’unique et même besogne.
À peine jetait-elle une excuse, de son air ingénu : « Un homme marié ça ne compte pas… c’est drôle, le mari d’une amie, ce n’est plus un homme pour vous. »
Elle le gourmandait : « Dites donc, vous me paraissez bien froid, ce n’est pas si vilain cependant, vous pourriez vous fendre d’un compliment. » Et elle désignait ce qu’il fallait louer avant tout, la blancheur et le grain de sa chair, la courbe de sa nuque, l’exiguïté de son poignet. Elle avait toujours soin, en ôtant son corsage, de le déposer près de lui, pour que l’irritât sa tiède odeur de femme. Elle s’enquit de son parfum préféré et s’en imprégna. De la chambre voisine où elle essayait les modèles, elle lançait des exclamations de joie. Souvent elle rentrait, entourée d’une couverture de voyage, d’un simple drap, ou vêtue d’un de ses costumes à lui. Le pantalon étriqué moulait ses jambes. Son cou, nu, émergeait du veston.