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Ayant tiré d’une malle une robe de soirée défraîchie, elle l’échancra d’un coup de ciseaux, s’en habilla furtivement et, priant Henriette de jouer une valse, tendit le bras à M. Berchon. Son buste entier semblait surgir. Elle rayonnait d’une beauté puissante.

Ils dansèrent. Aussitôt il s’aperçut, à sa taille qui ployait libre d’entraves, qu’elle n’avait point de corset.

La résistance d’Adrien ne pouvait durer. Une après-midi, Mme Berchon, obligée de sortir, laissa son amie seule. La trahison s’opéra.

Cette époque fut pleine de charmes. Les Bouju-Gavart arrivant. Mme Chalmin se prodigua. Toutes les minutes de son existence étaient occupées et d’une façon diverse. Forcée de vaincre les remords de M. Berchon, elle dut constamment attiser l’ardeur de son désir. Elle ne pouvait, sans éveiller les soupçons, renoncer au commerce salutaire de Mme Bouju-Gavart, et il lui fallait, en outre, consacrer de temps en temps quelques heures à parrain.

Tout cela nécessita, pour garder la confiance de sa mère et de son mari, pour endormir les inquiétudes de M. et Mme Bouju-Gavart, et pour tromper Mme Berchon, une série de mensonges inextricables dont elle s’acquitta avec l’habileté la plus consommée.

Cette situation se maintint jusqu’à la fin de l’année, puis s’atténua. La passion de parrain fléchissait. Des symptômes de diabète se déclarant, il estima prudent de ne conserver sa filleule que comme une maîtresse agréable, toujours prête quand le fouetterait un caprice passager.

Enfin, Mme Chalmin se lassait de M. Berchon. Un incident absurde gâta cet état de choses qui se dénouait d’une manière si pacifique.

Henriette trouva son amie assise sur les genoux d’Adrien.

Pas une injure ne fut échangée. Du doigt Mme Berchon montra la porte à sa rivale et la chassa.

Incapable d’une haine concentrée, Lucie lui voua une rancune intermittente qui la conduisit souvent à énoncer devant le monde des critiques calomnieuses.

VII

Le cercle des Nocturnes organisait un bal costumé au Théâtre-Français, à l’occasion du mardi-gras.

Ainsi que l’expliqua Paul Bouju-Gavart à Mme Chalmin, le siège du cercle était une salle de café, dépendant du théâtre. Les Nocturnes se réunissaient là tous les soirs et invitaient les artistes et les figurants.

Ils avaient comme président le fameux Verdol, le chef reconnu depuis quinze ans par la jeunesse de Rouen, un type de viveur provincial, d’un âge incertain, correct, nerveux, sec, sanglé dans sa redingote.

La gloire des Nocturnes consistait à veiller toute la nuit. Un brouillard de fumée emplissait la pièce. Les soucoupes formaient de hautes piles sur les tables. On échangeait des phrases. Les postures et les bâillements indiquaient un ennui incommensurable. Nul cependant n’osait donner le signal de la retraite.

De temps en temps, des discussions s’élevaient, concernant la politique, la morale, la religion, la peine de mort, le suicide. On se lançait les vieux raisonnements et les formules consacrées. Un esprit étroit et banal caractérisait ces disputes.

— Voilà ce que c’est que le Nocturne, termina Paul : un fumoir et une buvette, une réunion de désœuvrés qui ne savent ni s’amuser, ni même s’embêter convenablement : en résumé, un assommoir.

Or, le lundi gras, une dépêche de Brest apprit à Robert la mort d’un oncle et ses droits d’héritier. Il partit le lendemain. Cette coïncidence décida Lucie. En revenant de la gare où elle avait accompagné son mari, elle acheta du surah bleu ciel, du galon et de la mousseline raide.

À minuit, quand elle se présenta, le bal battait son plein. Au fond, l’orchestre se démenait. Des couples dansaient, peu nombreux, tristes. Les loges étaient vides. Au haut de l’escalier, une masse compacte d’habits noirs interpellaient les masques, grossièrement, sans à propos ni légèreté. Une gène planait. Par respect humain, la plupart des hommes n’avaient point endossé de déguisement. La crainte du ridicule étouffait toute spontanéité. On s’épiait, en gens accoutumés à s’ennuyer, et que déroute une occasion de plaisir.

Mal à l’aise, Lucie se promena dans les couloirs déserts. Elle s’était fabriqué un long fourreau de soie, simple et collant, encerclé, sous la poitrine, d’un ruban d’or, en guise de ceinture. Des manches très bouffantes élargissaient ses épaules. Un vaste chapeau, à capote carrée, à visière immense, lui écrasait la tête.

On finit par remarquer son costume. Son isolement fit naître la curiosité. On s’interrogea. Personne ne la connaissait. Des groupes commencèrent à l’entourer, d’où on l’apostrophait en termes équivoques. Elle s’adossa contre un mur, les mains ballantes. Elle cherchait à répondre et ne savait que dire. Quelqu’un voulut soulever son loup.

L’irruption de Verdol la délivra.

— À bas les pattes, Messieurs, vous ne voyez donc pas que cette Merveilleuse est une femme du monde, je la prends sous ma protection.

On éclata de rire. Mais elle, flattée, s’imaginant qu’il avait deviné son incognito, lui pressa la main en murmurant :

— Je vous remercie.

Ils se postèrent en un coin de la salle, entre deux massifs d’arbustes. Verdol, jouant respectueusement son rôle de guide, la renseigna sur les masques qui défilaient.

— Ça, c’est Chaussette, cette boulotte que tu vois, là-bas, en chatte blanche ; elle change d’amants comme un homme de chaussettes. On ne lui a jamais connu d’entreteneur attitré. C’est un fiacre qu’on loue à la journée.

« Voici Joséphine Gallet, en Diane. Assez risqué le décolletage. D’ailleurs, qu’importe, elle eût pu se promener toute nue ici, sans que le spectacle fût nouveau pour aucun des spectateurs.

« La Sapho, c’est Jeanne, pas belle, mais agréable. Bonne mère de famille. Le Monsieur qui l’escorte, ce grand maigre à l’aspect de cadavre, lui verse mille francs par mois (chiffre énorme à Rouen) pour laisser croire qu’il est encore capable d’aimer.

« Tu remarqueras, ô femme du monde, combien tes congénères du demi, ici, sont vilaines et disgracieuses. Ainsi contemple ces deux sœurs, Alice la boutonneuse et Cécile la joufflue, sont-elles assez laides ? Et Julia Coton, ainsi nommée parce qu’elle essaie de combler les vides de sa nature ? Et Sarah Belli, la danseuse des Arts, qui n’a de bien que ses jambes, et tout le reste abominable ? »

Cette revue divertissait Lucie. Elle goûtait une jouissance bizarre à se sentir dans ce milieu vicieux, parmi ces femmes, vendeuses de leur corps. Elle souhaitait de causer avec elles, de s’informer de leurs amours, de leurs pensées, des occupations particulières qu’elles se créaient. Elles devaient employer des odeurs spéciales, des pâtes et des savons inusités. Que mangeaient-elles ? Et à quelle heure ? Évidemment l’avenir les rendait soucieuses…

Verdol continuait :

— Ah ! voici l’épouvantail de Rouen, le frère de la belle Henriette, Marcel Lebon, anarchie et spécialité de femmes mariées. Grande dame, boutiquière ou cocotte, il les trouve toutes jolies, si elles sont pourvues d’un époux. Nul doute que sa compagne, cette grande magicienne voilée, ne soit dans ce cas.

— Si j’allais les intriguer ? fit Lucie.

— Va, femme du monde, je te surveille.

Elle marcha vers eux et dit :