Выбрать главу

— Marcel, moi aussi, je suis mariée.

Il répondit sentencieusement :

— Le mari est la beauté de la femme.

Et il demanda :

— As-tu trompé le tien ?

— Non, pas encore.

— Que ceci, donc, prononça-t-il, te serve de début.

Il lui prit la taille, de ses lèvres écarta la dentelle de son masque et lui baisa la bouche.

— Tu es marquée du sceau des élues, je te bénis.

Elle s’éloigna. Mais déjà la foule s’inquiétait d’elle et observait ses gestes. Des hommes la suivirent, notamment Paul Bouju-Gavart qui remorquait une mendiante en haillons. Il semblait un peu gris. Il lui lança d’une voix pâteuse :

— Eh ! la femme du monde, t’as donc une tache de vin sur la joue ?

Elle s’approcha de lui :

— Souviens-toi de Mme Ferville.

Il eut un sursaut. Son ivresse se dissipait, et il balbutia :

— Toi, ici ? Eh bien, et Robert ?

Elle l’interrompit :

— Tais-toi donc, tu vas me compromettre. Si j’ai besoin de ton secours, je t’appellerai. Une gaîté secouait les nerfs de Lucie. L’atmosphère chaude l’étourdissait. Verdol l’ayant menée au buffet, elle vida deux flûtes de Champagne. Ses idées devinrent moins précises. Elle eut l’imprudence de raconter à son cavalier, au sujet de leurs relations mutuelles à Rouen, certains détails qui le convainquirent de sa situation sociale. Il s’en ouvrit à ses amis.

Dès lors elle fut l’objectif de la salle entière. On organisa des danses autour d’elle et l’on vociférait :

— Ohé ! la femme du monde !

Elle parvint à se dégager, vagabonda dans les couloirs, soutint plusieurs luttes, subit au passage les baisers d’inconnus qui se ruaient sur elle, et finalement se retrouva, avec une trentaine de convives, devant une table, chargée de viandes froides. C’était le souper des Nocturnes.

Tout de suite Verdol se leva :

— Messieurs, c’est la première fois qu’une femme du monde nous honore de sa présence. Je propose qu’on la nomme présidente de notre cercle.

Une salve d’applaudissements accueillit ces paroles. Le repas ne fut qu’une longue ovation. On l’acclamait quand elle buvait, quand elle causait, quand elle gesticulait. Excitée, elle but, bavarda et se remua beaucoup. Au café, on la gratifia d’un triple ban.

Il lui fallut, pour retourner au bal, accepter l’offre d’un Monsieur qui lui tendait le bras. Ses jambes fléchissaient. Elle voulut s’en aller, mais une rangée de masques lui barra le chemin du vestiaire.

Se résignant, elle avisa Chaussette qui avait retiré sa fourrure de chatte et se promenait en maillot et en jersey roses.

— Dis donc, Chaussette, combien d’hommes as-tu eus jusqu’ici ?

— Pas tant qu’t’en auras, fit l’autre.

Lucie s’appuya sur son épaule. Elles marchèrent ensemble. Son vœu s’était réalisé, elle conversait avec une de ces femmes. Elle s’efforça de se rappeler les questions qu’elle désirait leur poser. Son cerveau alourdi s’y refusa. Toute sa pensée, tous ses sens, convergeaient au même but, garder son équilibre. Elle fixait un point à quelques mètres et s’avançait vers lui, d’un pas saccadé.

Soudain une demi-douzaine d’habits noirs l’enlevèrent et la portèrent dans une avant-scène. Elle riait aux larmes, croyant à une plaisanterie. Une révolte cependant la raidit, lorsque des mains fureteuses touchèrent à son domino. Elle eut conscience du danger qu’elle courait, et colla ses poings crispés contre son loup de velours.

En une seconde, sa ceinture fut brisée, sa tunique déchirée, des lèvres et des doigts violèrent la chair de sa gorge et de ses jambes. Elle se mit à crier désespérément. Elle se débattait à coups de pied, se tordait, mordait. On lui fit un bâillon de son mouchoir et on lui maintint les poignets et les chevilles. Alors, impuissante, elle pleura de rage.

Une seconde fois, Verdol la sauva. Il avait grimpé, en s’aidant des moulures du balcon. Deux de ses amis le suivaient. Il s’écria :

— Allons, Messieurs, un peu de respect pour la présidente du Nocturne !

Lucie gisait à terre, les vêtements en désordre. Il prit un burnous d’arabe dont il la couvrit. Elle se releva et sortit toute tremblante, accablée de honte.

Paul la croisa. Elle lui dit :

— Viens, j’en ai assez.

Ils disparurent. Il pleuvait. Un fiacre les conduisit place Cauchoise. Ils descendirent le boulevard.

— Ton mari n’est donc pas là ? demanda Paul.

Le grand air n’avait pas suffi à les remettre d’aplomb. Ils titubaient, décrivant des zigzags d’arbre en arbre. Lucie rassembla ses idées et répondit :

— Non, il est absent, j’ai la clef des anciens magasins de la rue Stanislas. Surtout ne m’abandonne pas, je n’y vois pas clair.

Guère mieux qu’elle, d’ailleurs, il ne se dirigeait dans l’obscurité. Ils pataugèrent au milieu des flaques de boue, escaladèrent un tas de pierres. Il leur fallut dix minutes pour faire manœuvrer la serrure. Le lourd battant grinça. Ils frémirent.

— Adieu, dit Paul.

— Non, supplia-t-elle, viens, je n’en puis plus.

Ils franchirent les bureaux, longèrent en tâtonnant les murs de la cour, et gravirent l’escalier. Quand elle eut poussé le verrou de sa chambre, il protesta :

— Et moi, je ne peux pourtant pas rester !

— Si, si, grogna-t-elle, j’enverrai les bonnes en course et tu fileras.

Elle tomba comme une masse, au travers de son lit.

Lui, s’endormit sur un fauteuil. Mais, au bout d’une heure ou deux, il se réveilla grelottant. Il eut pitié d’elle et la dévêtit. Elle reprit connaissance.

Alors, ouvrant les draps, elle proposa d’un ton compatissant, sans arrière-pensée :

— Et toi, tu ne te réchauffes pas ?

VIII

Deux jours après, Paul, amené par Chalmin, vint déjeuner et dit a Lucie :

— Tu sais, ce n’est pas très propre ce que nous avons fait ; seulement, puisque c’est fait, autant en profiter.

— Bah ! si tu y tiens…

Il insinua :

— Où aller ? À l’hôtel ? As-tu une préférence quelconque ?

Elle réfléchit, puis, de sa voix tranquille où nulle émotion ne vibrait :

— J’ai une chambre, ce serait peut-être plus commode…

Elle lui indiqua la rue Saint-Georges.

Infailliblement cette liaison devait tourner Lucie vers M. Bouju-Gavart. Quelques simagrées adroites, l’assurance d’une affection toujours vivace, produisirent chez parrain une recrudescence de désirs.

Pendant un dîner chez Mme Bouju-Gavart, elle se montra bruyante pour accaparer l’attention. Et elle songeait avec un contentement moqueur que ces six yeux d’hommes braqués sur elle connaissaient la forme de son corps et que ces mains en savaient la douceur.

Alors elle se remémora un repas semblable à Croisset, quelques années auparavant, un repas où l’avait frappée la possibilité d’une double chute. Les places étaient les mêmes, à sa droite Paul, à sa gauche parrain, en face son mari. Quels changements depuis, dans leurs rapports réciproques ! Seul Robert restait identique à lui-même, mari confiant malgré tout, tendre et loyal. Elle le regarda. Il mangeait allègrement, la figure bonne, le geste simple, semant çà et là des mots drôles. Elle lui sut gré de son aveuglement et l’en aima davantage. « Des trois, pensait-elle, c’est le seul qui m’estime. »

Toute la soirée, elle fit parade de son attachement à Robert. Elle s’asseyait sur ses genoux et l’embrassait. Ravie, Mme Bouju-Gavart s’attribuait la paix du ménage. Les deux amants agacés, manifestaient leur mauvaise humeur, l’un en chantonnant, l’autre en sifflotant. Entre eux ils déplorèrent la tenue pitoyable de la jeune femme. Parrain dit à son fils :