— Elle est inconvenante, ton amie !
Une série de belles journées printanières favorisant cette année-là, Lucie fréquenta beaucoup la rue. La variété des gens que l’on y coudoie, tout l’inconnu que charrie le trottoir, le mystère qui peut surgir de chaque pavé, la conviaient bien plus que la monotonie du monde et de ses intrigues possibles.
Elle y cueillit, outre plusieurs poursuites, deux aventures.
C’est sur le quai, au coin de la rue de Fontenelle, que Lucie remarqua un jeune homme en vareuse et en pantalon de molleton gros-bleu, coiffé d’une casquette de marin. Le hâle de sa figure et l’éclat de ses yeux lui imposèrent une immédiate admiration qu’exprima son regard. Et elle passa, toute droite, sûre de l’effet produit.
Celui-là, elle le promena dans le quartier du Mont-Riboudet, un quartier en voie de transformation, dont, le soir, elle décrivit à Robert l’aspect mouvementé. Or, en quittant le quai de Lesseps, il la devança, et sa marche était si impérieuse, son air si décidé, qu’à son tour elle le suivit. Ils longèrent le fleuve. En face de l’avenue de la Madeleine, il s’arrêta.
Un yacht de plaisance stationnait, coquet et luisant, d’une belle couleur d’acajou. Sur le quai fumait un matelot.
— François, cria le jeune homme, nous ne partirons pas aujourd’hui.
Il donna cet ordre à haute voix, de telle sorte qu’elle le distinguât. Aussitôt l’intérêt que ressentait pour lui Mme Chalmin se doubla de respect. À l’arrière du navire, elle lut : « La Nevada. » Elle crut se rappeler que les journaux mentionnaient souvent ce nom.
Elle choisit, pour rentrer, la rue Buffon, toujours solitaire. À mi-chemin, il la rattrapa, défit sa casquette — il avait des boucles noires et le front mat — et se présenta cérémonieusement : « Gaston de Sernaves. » Puis il reprit :
— J’ai eu l’honneur de recevoir beaucoup de dames à mon bord, puis-je espérer que vous serez de ce nombre ?
Elle demeurait silencieuse. Il redouta de l’avoir froissée, mais elle étudiait l’heure la plus propice et elle répondit :
— Demain, à une heure et demie.
Elle tint sa promesse. M. de Sernaves l’accueillit avec une extrême déférence :
— Une excursion en Seine vous serait-elle agréable ? et quel côté préférez-vous ?
Elle désigna la Bouille. Tandis qu’on détachait les amarres, elle visita la Nevada. L’installation trahissait un goût simple et luxueux. Lucie s’extasia devant la propreté des boiseries et le poli des cuivres. D’épais tapis recouvraient le plancher de la salle et des cabines. Des nattes habillaient les cloisons et les plafonds. La chambre de M. de Sernaves était tendue de soies chinoises. Des armes exotiques s’entre-croisaient et une peau d’ours dormait sur le lit.
— Asseyez-vous là, dit-il.
Elle s’assit. Il causa de ses voyages, de diverses villes, du caractère de ses matelots, de l’impression ineffaçable qu’il avait éprouvée, la veille, de sa joie à la voir là, dans ce réduit où il berçait la tristesse de ses songes.
Les yeux accrochés au hublot, Lucie regardait courir les rives et lentement se dérouler le paysage. Elle nota les prairies de Bapaume et les collines de Canteleu. À Croisset, elle appliqua son visage à la vitre. Une pelouse déserte, une maison blanche, aux volets clos, glissèrent. Ensuite vinrent, adossés à des forêts en pente, de petits villages dont elle prononçait les noms : le Val-de-Grâce, Hautot, Sahurs.
Ils stoppèrent à la Bouille. On aborda… Mais l’heure pressait, et l’on dut repartir.
Au retour. Gaston de Sernaves brusqua les choses. À peine Lucie discerna-t-elle le clocher de Grand-Couronne et les plaines du Petit-Quevilly.
Mme Chalmin crut aimer. Ce qu’elle aima surtout, ce fut le titre de son amant, sa situation mondaine, le confortable de la Nevada, l’empire qu’il exerçait sur ses hommes. Tout cela greffa en elle un sentiment nouveau qu’orgueilleusement elle qualifia d’amour.
Aimant, elle devait agir comme on agit quand on aime. Sa naturelle hypocrisie la garantit contre toute imprudence irréparable, mais elle déploya une ingéniosité tenace à profiter des moindres minutes où elle se libérait. Elle arrivait à l’improviste, à tout instant de la journée, en ayant soin de multiplier en route les précautions pour échapper à la malveillance. Souvent elle le trouvait au lit. Quelle joie ! Elle se déshabillait.
Elle négligea son fameux système de froideur. À quoi bon ruser ! Pourquoi se déchirer le cœur ! En cette liaison où elle se livrait tout entière, son devoir ne la forçait-il pas à la franchise ? Elle accabla Gaston de protestations et de preuves journalières destinées à le convaincre de sa puissance, et surtout à se convaincre elle-même de son esclavage.
Un problème la tourmenta : une amante doit-elle se purifier par une confession de ses fautes, ou bien expier en silence pour épargner toute douleur à l’aimé ? Un besoin de confidences trancha la question, un de ces besoins expansifs, en contraste si étrange avec sa fourberie ordinaire et son énorme faculté de dissimulation.
Évidemment l’aveu dégénéra en mensonge.
D’obscurs motifs lui imposaient la parole, elle commençait loyalement, mais ses instincts la contraignaient d’abord à une altération légère de la vérité, puis à des modifications plus profondes, enfin à un renversement complet. Elle raconta sa première chute, la représenta aussitôt comme l’unique, et ne pensa plus qu’à l’embellir et à parer son amant de toutes les qualités enviables.
— Et pourtant, soupirait-elle, je ne l’ai pas aimé comme je t’aime.
Elle comprenait son aberration. Quel repentir de n’avoir pas conservé la chasteté de son corps au seul être qui en fût digne ! Un entraînement, un coup de folie, et c’en était fini de son bonheur ! Elle s’abandonna à des désespoirs d’une exécution parfaite.
Les promenades continuaient. Ils explorèrent la Seine, en aval et en amont, débarquèrent dans toutes ses îles, découvrirent des coins exquis, des coins de forêt vierge, où nul n’avait posé le pied.
Parmi les roseaux, sur les talus des berges, sous les saules grimaçants, ou bien au tond des bois proches qui surplombent le fleuve, partout ils unirent leurs bouches. Très sensuel, d’esprit borné, Gaston jouissait de sa maîtresse en amateur expérimenté, épris de sa chair, dédaigneux de son âme mystérieuse. Souvent il détachait le canot et lui, les rames molles, elle étendue, les yeux au ciel, ils s’en allaient à la dérive.
Ils édifièrent des projets. Leurs destinées n’était-elles pas indissolublement liées ? Gaston achèterait, près du fleuve autant que possible, une propriété d’où son yacht ou ses chevaux l’amèneraient à Rouen. Les environs de Croisset seraient plus commodes. En automne Lucie prolongerait son séjour chez les Bouju-Gavart. Des nuits elle le rejoindrait à bord. Sous la clarté de la lune ils s’adoreraient.
Tout de suite, cette propriété, ils la cherchèrent. Ils virent de jolis nids de verdure, avec des corbeilles multicolores, des guirlandes de clématite, des enchevêtrements de glycine et de chèvrefeuille. Ils virent des châteaux, avec de grands parcs, des pelouses onduleuses, de larges allées sablées et de petites allées fuyantes sous des arbres séculaires. La gentillesse des premiers plut à Lucie, mais la splendeur des seconds l’enthousiasma. Que décider ? Elle eut des insomnies où la tortura cette hésitation.
Sa vie désormais lui semblait fixée, à l’abri de toute vicissitude. Nul désastre ne l’atteindrait. Une pareille affection constituait une base suffisante à un bonheur solide. Elle vieillirait entre son mari et son amant, gardant son estime à l’un, son amour à l’autre. De quel œil paisible elle envisageait enfin l’avenir !
Sa confiance était telle qu’elle ne conçut aucune crainte quand M. de Sernaves lui annonça une absence momentanée. Des affaires l’appelaient à Paris. En réalité, sauf les heures où elle venait, il s’ennuyait mortellement. Les soirées étaient fastidieuses. Elle répondit :