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— Va, mon cher Gaston, tu me retrouveras comme tu m’as quittée.

Elle était aussi sûre de lui que d’elle-même.

Le matin du départ, le prétexte d’un bain lui permit de sortir de bonne heure. Elle courut embrasser M. de Sernaves une dernière fois. Il lui glissa une lettre :

— Tu la liras plus tard, ce sont mes recommandations.

Et il l’étreignit tendrement.

Le yacht s’éloigna avec une allure lente. Longtemps Lucie marcha parallèlement à lui. Debout, la tête nue, les doigts aux lèvres. Gaston la regardait s’avancer de son pas bien rhythmé. Elle, du manche de son ombrelle, lui envoyait des baisers innombrables. Ils se perdirent de vue.

Alors elle ouvrit la lettre. Elle contenait quelques lignes de rupture à peine motivées. Il l’aimait trop, et d’une façon trop exclusive, pour accepter ces rendez-vous furtifs et ces cachotteries humiliantes. Il eût voulu braver l’opinion et s’agenouiller devant elle à la face du monde. Pouvait-il exiger un tel sacrifice, séparer une mère de son enfant ? Non, il préférait piétiner son cœur…

Sans souci des gens qui l’entouraient, elle se précipita vers le Pont-de-Pierre et s’affala contre le parapet. Mais une courbe de la Seine lui cachait la Nevada. Un peu de fumée seulement voltigeait au bout de l’île Lacroix. Elle gémit d’un ton convaincu : « C’est horrible, horrible !… », et aussitôt chercha aux alentours un endroit favorable où exhaler ses sanglots et se tordre les mains. La masse noire du Cours-la-Reine la réclama.

Une avenue grandiose, plantée d’une quadruple rangée d’arbres, conduit de la ville, entre le fleuve et une voie ferrée, jusqu’à d’immenses plaines où paissent des troupeaux. La solitude y est absolue. Çà et là des bancs sont disposés. C’est sur l’un d’eux que Lucie essaya de souffrir.

Ses pleurs ruisselaient. Sa poitrine haletait. Elle s’égratigna d’un coup d’ongle. Le sang parut. Elle le suça. Une certaine vanité l’envahit à se sentir si malheureuse. Il fallait une passion bien implacable pour provoquer une telle détresse ! Elle savait donc enfin les irrémédiables catastrophes, les blessures et les déchirements, les séparations éternelles. C’était cela la peine des peines, la suprême torture. Une ère sombre s’ouvrait que seule peut-être clorait la mort !

Son supplice commençait. Elle l’analysa et fut tout étonnée, presque contrariée de ne rien surprendre d’anormal en elle. Elle s’attendait à quelque phénomène bizarre, à une représentation pour ainsi dire visible de son mal. Elle constata néanmoins un grand vide. Quel abîme ! pensa-t-elle. Comment le remplir ?

Elle relut le billet. Ses lèvres épelèrent des phrases : «… la jalousie me brûle… m’imaginer que d’autres bras t’enlacent… je rêve une vie commune, toute d’intimité… » Soudain elle tressaillit. Une idée la heurtait. Cette lettre n’était-elle pas une prière, un appel suppliant et voilé à son cœur fidèle ? Il n’avait pas osé lui proposer la fuite, mais il la désirait…

Elle comprit. Son devoir lui dictait d’obéir, même au prix de l’honneur. Elle ne transigerait pas avec un tel devoir. Et elle songea à la joie de l’amant quand surgirait la maîtresse tant convoitée ?

La difficulté de le rejoindre l’embarrassa peu. Le chemin de fer la mènerait à quelque station riveraine, Pont-de-l’Arche, Vernon, Mantes, où passerait inévitablement la Nevada.

Elle partit, franchit l’octroi, gagna la gare de Saint-Sever, s’y munit d’un indicateur et le feuilleta en marchant. Un train venait d’arriver. Par la rue de Seine des voyageurs débouchèrent. Cent pas après, Lucie s’aperçut que l’un d’eux la suivait.

Cette distraction, celle peut-être qui agissait sur elle avec le plus d’efficacité, se produisait au bon moment. Rien ne la ravissait comme ces courses à travers la ville, ces sortes de chasses palpitantes, de rue en rue, d’église en magasin, cette lutte insidieuse entre deux êtres qui ne savent rien l’un de l’autre, cet hommage brutal d’un individu qui vous demande le secret de votre chair.

Elle se lança vers les places de la Basse et de la Haute-vieille-Tour, puis choisit les artères principales, les rues de la République, de l’Hôpital, de la Grosse-Horloge, toujours flanquée de son inconnu.

Enfin, rue Racine, comme il se lamentait derrière elle, d’un ton comique, sur la durée excessive de ces pérégrinations, elle pouffa de rire :

— De quoi vous plaignez-vous ? Je n’ai pas imploré votre escorte.

— Est-ce très loin ?

— Non, dit-elle, moqueuse, là en face, aux bains, je vous repêcherai à la porte.

Puis, réfléchissant qu’elle ne l’avait pas encore vu, elle tourna la tête. Il était fort bien, âgé d’une quarantaine d’années, possesseur d’une barbe majestueuse aux reflets roux, coiffé d’un chapeau de feutre fendu au milieu, l’air d’un artiste. Elle fut séduite. L’envie d’exercer une revanche contre M. de Sernaves la hanta. Et se rappelant un détail qu’elle avait noté dans l’établissement, elle dit :

— Allez où je vais et commandez un bain sulfureux.

Il se conforma à cet ordre, vida sa baignoire, s’assit, et parcourut un journal. Tout à coup il s’avisa qu’on ébranlait un petit guichet, situé au-dessus des deux robinets. Il tira le verrou. Le battant s’ouvrit. Il se précipita : Lucie sortait de l’eau. Les gestes tranquilles, le visage calme, elle sécha lentement son corps avec des serviettes tièdes et douces. Puis, silencieuse, elle ferma le guichet.

Dehors, l’homme l’attendait. Il l’accompagna en se tenant à quelque distance et, d’une voix saccadée, il articulait :

— À tantôt, deux heures, ici…

Par malice, Lucie répondit qu’elle ne pouvait point. Il repartit :

— Alors je vais chez moi, à Paris… je reviendrai dans trois ou quatre jours, vendredi, voulez-vous ?

Il insistait en tremblant :

— Il faut, il faut que je vous voie encore, je ne vous toucherai pas si cela vous déplaît, je vous admirerai, il faut que je vous admire.

Elle promit.

Elle pensa beaucoup à cette entrevue qui lui réservait de légitimes satisfactions. De temps à autre le souvenir de M. de Sernaves l’effleurait, mais affaibli, nullement cruel. C’étaient plutôt des réminiscences de leurs minutes heureuses que son esprit sécrétait sans aucune amertume. Elle conservait la certitude qu’elle avait aimé à la folie et que, seules, des circonstances s’étaient opposées à sa fuite, des obstacles vagues, qu’elle ne cherchait pas à préciser.

Le vendredi elle se réveilla mal à l’aise. La glace lui renvoya des traits tirés, des paupières battues. Elle fit sa toilette en hâte, sans ce bel entrain et ces apprêts multiples qui d’ordinaire marquaient ses matins de combat. Son corps lui-même lui parut moins attrayant, ses chairs moins fermes. Elle craignit un examen trop sévère. Et comme seul l’aiguillonnait l’orgueil de se dévêtir devant un artiste (n’avait-il point une longue chevelure, un chapeau mou et une cravate flottante ?), la perspective de ce rendez-vous perdit tout son charme.

À deux heures, Paul la trouva dans son boudoir, hésitante encore, à moitié assoupie. Il lui dit :

— Vite, j’ai une femme de Paris qui est venue me voir. Nous allons à Canteleu. Si tu veux nous accompagner, nous sommes en voiture, à côté, rue du Renard.

Cette proposition l’enchanta. Elle le rejoignit, sûre d’un plaisir nouveau. Elle fut déçue. La promenade languit. Les femmes s’observaient avec méfiance, la courtisane affectant une tenue guindée, Lucie ne voulant pas apporter moins de réserve. Paul et la Parisienne se disputèrent. Mme Chalmin regretta beaucoup son peintre.

De vilains mois d’été se succédèrent où Lucie recueillit peu de bonheur. Une bronchite contractée au bord de la mer lui interdit ses bains et, par là même, de s’exposer aux yeux d’inconnus émerveillés. Le temps fut pluvieux. Elle n’eut pas d’amant. La saison lui sembla bien morose.