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Une distraction violente l’attendait à Croisset. Sa présence ralluma les désirs de parrain. Elle y céda. Mais Paul, sevré d’amour, réclama sa part de caresses. Pouvait-elle refuser ? Nécessairement, dans ce cadre étroit, dans la continuité des rapports quotidiens, un conflit devait se produire entre les deux hommes. Le soupçon naquit en eux simultanément. Certains petits faits les intriguèrent. Quelques-uns plus importants leur dévoilèrent la vérité.

Trompés l’un par l’autre, ils conçurent une jalousie déplorable dont Mme Chalmin subit les conséquences. Ils la torturèrent de leurs questions. Elle nia, indignée, qu’on l’accusât d’une telle noirceur. Mais ils s’espionnèrent et, de guerre lasse, elle avoua.

Les deux scènes eurent lieu le même jour. À tous deux elle dit :

— Eh bien ! oui, là, c’est mon amant, je suis libre, n’est-ce pas, et je n’aime pas qu’on me tracasse.

Parrain recouvra son ancienne passion et, tout en pleurnichant, la cingla d’outrages grossiers. Paul lui expliqua, en termes insolents, son immense dédain.

Lucie, elle, ne comprit rien à leur colère. Comment osaient-ils lui reprocher sa conduite, alors qu’ils en bénéficiaient ? Que leur importaient ses actes cachés, si elle répondait exactement à ce qu’ils réclamaient d’elle ? C’eût été si simple de s’entendre, d’accepter les choses irréparables et de se confectionner une bonne existence tranquille et méthodique.

Les deux Bouju-Gavart furent réfractaires à ce plan de conciliation. Ils exigeaient une fidélité absolue. Le vieux n’admettait pas que son fils le supplantât. Paul en appelait à sa jeunesse et raillait les rides et la moustache teinte de son père. Lucie perdait la tête. Elle tenta de rompre la chaîne. La situation empira, l’un et l’autre croyant au triomphe de son rival.

Ils se guettaient, l’œil méchant, attentifs aux moindres gestes de leur maîtresse. Aux repas, et le soir en famille, ils mendiaient ses faveurs, non par affection, mais par taquinerie réciproque. Même ils se servirent de Robert, et chacun, voulant le gagner à sa propre cause, l’avertit des privautés peut-être excessives que l’autre se permettait avec Mme Chalmin. Robert se moqua d’eux, et ne saisit pas la perfidie de leurs allusions.

L’inimitié des deux hommes acquit bientôt une acuité dangereuse. Elle se manifestait par des paroles aigres et des discussions véhémentes à propos de futilités. Elle éclata, malgré les efforts et la patience de Lucie.

Un matin, Paul offrit à son amie une excursion en barque. Ils descendaient du perron quand arriva M. Bouju-Gavart. Il protestait :

— C’est ainsi que tu tiens tes promesses, Lucie ? Il était pourtant convenu que nous irions en voiture jusqu’à la forêt.

Paul ricana :

— Cela prouve qu’elle a changé d’avis. Une jolie femme en a le droit, n’est-ce pas ?

— Qu’elle en ait le droit ou non, repartit M. Bouju-Gavart d’un ton cassant, elle a aussi des devoirs envers moi, et le respect qu’elle m’accorde…

Son fils l’interrompit :

— Oh ! du respect… du respect…

— Eh bien ! quoi, fit parrain, très pâle, qu’as-tu à dire ?

Il marcha vers lui et crûment lui ordonna :

— Allons, cède-moi la place et tais-toi, je te le conseille.

Il prit le bras de sa filleule. Paul s’empara de l’autre. Et ils la tirèrent au risque de la blesser. Mais une honte les arrêta. Lucie suppliait :

— Je vous en prie, je vous en prie, je ferai ce que vous voudrez…

Eux se mesuraient du regard, les poings fermés. Le père cracha : « Misérable. » Le fils eut un mouvement de fureur. Lui aussi mâchonna une injure. Et ils étaient prêts à se jeter l’un sur l’autre, ramassés comme deux fauves qui convoitent une femelle.

À cet instant Mme Bouju-Gavart apparut. Elle sentit, à l’attitude de Paul et de son mari, qu’une altercation s’était élevée. Elle voulut confesser la jeune femme. Elle échoua.

Mais une heure après, Paul lui confiait les relations scandaleuses de son père et de Mme Chalmin, et le soir, à son tour, M. Bouju-Gavart achevait de l’édifier :

— Je ne puis garder le silence. Nous protégeons ici des infamies dont nous sommes presque complices. Cette gueuse de Lucie est la maîtresse de Paul, j’en ai les preuves.

Le lendemain était un dimanche. Robert vint à Croisset. Au déjeuner, Mme Bouju-Gavart profita d’un mot de Lucie pour la reprendre assez durement. Elle recommença plusieurs fois pendant la journée. Elle la rudoyait et la contredisait avec un acharnement visible.

À la fin Lucie se rebiffa. Ce fut le signal d’une sortie inexplicable chez une femme de caractère si modéré. Elle conclut en s’adressant à Robert :

— Voilà notre vie, mon ami. Nous vous l’avons caché longtemps, mais Mme Chalmin est intolérable, et moi, je n’en puis plus.

Robert se leva :

— Quelles que soient ma peine et ma reconnaissance pour vous, je ne puis admettre qu’on traite ma femme ainsi.

Parrain ni Paul ne s’interposèrent. Ce dénouement brutal les soulageait. Les deux époux quittèrent la campagne.

Afin de conjurer les effets de cette brouille vis-à-vis du monde, Lucie adopta une série de mesures habiles. Elle changea de coiffure. Les cheveux sur le front ne sont pas convenables, elle les releva à la chinoise. Elle ne se permit que des violettes ou des roses à son chapeau, des gants noirs, des ombrelles banales, des robes foncées, de coupe modeste. Elle se refusa momentanément à toute légèreté capable de la compromettre. Elle contraignit sa mère à l’escorter dans ses visites et dans ses courses. Elle choisit pour René une école d’enfants et régulièrement elle l’y menait l’après-midi, de préférence par les rues les plus fréquentées.

Elle s’arrangea même en sorte que Robert se mêlât à ces promenades. Au retour elle se suspendait à son bras et modelait autant que possible son pas sur le sien.

Que pouvait la calomnie contre une mère et une épouse aussi parfaites ?

IX

Cette crise d’honnêteté, au bout de trois mois, fit de Mme Chalmin la proie immédiate du premier homme qui la sollicita. Sa vertu l’étouffait. Elle avait des remords de gâcher ainsi la plus belle époque de sa vie.

Son vainqueur fut un nommé Pierre Javal, joli garçon de taille petite et bien prise. Il demeurait seul, à l’écart de sa famille. Des bruits circulaient sur son compte, entre autres une vague histoire de portefeuille disparu, à la suite de laquelle l’aurait maudit son père. Il jouait beaucoup, fréquentait un vilain monde et vivait en insouciant, traqué par quatre ou cinq filles et par la foule de ses créanciers.

Il rencontra Mme Chalmin à une kermesse, organisée dans la salle des Consuls. Elle vendait des fleurs. Bien coiffée, parée d’une robe seyante, le sourire engageant, elle lui plut. Il commanda tout ce qui resterait dans la boutique. Puis ils causèrent. Il avait une conversation d’une drôlerie originale, sautant d’une idée à l’autre, sans jamais un mot sérieux. Elle s’amusa.

La vente finie, elle alla chez lui, rue de la Cigogne, une vieille rue sombre. Il habitait là un étroit pavillon à un étage, avec une pièce en bas et une chambre en haut. La bonne d’un café voisin lui servait de domestique. Il mangeait au restaurant.

Il la traita comme une maîtresse de passage, comme toutes celles que séduisaient ses airs de gamin corrompu. La femme comptait si peu pour lui, elle qui cependant remplissait son existence et la détruisait. C’était son camarade de fête, sa bête de joie. Il la désirait sans jamais l’aimer, la trompait sans le vouloir et la délaissait aussitôt son caprice assouvi.

Il ne murmura pas un mot de tendresse. Toute déclaration lui répugnait. Il bavarda sur des sujets quelconques avec une bouffonnerie cocasse. Et, tout en la déshabillant, il lui racontait des histoires scabreuses entremêlées de baisers. Ses caresses procurèrent à Lucie une volupté qu’elle ne devait pas oublier.