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L’heure du dîner approchait. Ils se dirent adieu. Mme Chalmin le pria de fixer une prochaine entrevue. Il répliqua :

— Je t’écrirai, poste restante.

Mais ni le lendemain, ni les jours suivants, elle ne trouva la moindre lettre. Deux semaines s’écoulèrent. Cette indifférence l’irrita. Plusieurs fois elle se rendit sous ses fenêtres. Puis, un soir, elle eut la hardiesse de sonner. Il ouvrit lui-même.

L’humilité de sa démarche éveilla chez Lucie un besoin de récriminations. Il parut stupéfait et entassa d’innombrables prétextes. Il promit des lettres quotidiennes. Il n’en fut rien. Une autre période de silence commença.

Mme Chalmin souffrit. Elle souffrit d’une sorte de malaise irraisonné qui la chassait de sa maison et la jetait dans la rue, en quête de son amant. Sa vanité blessée criait. Elle ne s’expliquait pas cet affront, le premier qu’on infligeât à sa beauté.

Elle le haïssait, ce Javal, et néanmoins se sentait, en songeant à lui, misérable et sans défense. Peut-être aussi une affinité de nerfs et d’instincts l’attirait-elle vers cette nature d’homme. Elle soigna son chagrin, fière de l’éprouver, le crut immense, parce que deux ou trois sanglots la secouèrent.

Elle lui écrivit. Il envoya deux lignes d’excuse. De graves ennuis l’assiégeaient. Dès qu’un peu de répit lui serait accordé, il l’en avertirait. Elle patienta, puis le prévint qu’à moins d’avis contraire elle irait chez lui le surlendemain.

Il l’accueillit comme s’ils se fussent quittés la veille. Il fut câlin, presque affectueux. Elle, rassurée, se montra maternelle.

— Je voudrais être ton amie. Si tu as des peines, confie-les-moi, je les effacerai.

— Moi, des peines ! ricana-t-il, non malheureusement, je n’ai que des dettes, ce qui est bien plus assommant.

En s’en allant, elle annonça :

— Je reviendrai demain.

— C’est que je me suis engagé…

— À rien, à rien, s’écria-t-elle, il n’y a pas d’engagement qui tienne. Je t’en supplie…

Elle joignit les mains, le visage contracté. La peur d’un refus ou d’une parole dure lui serrait le cœur. Il la considéra d’un air étonné :

— C’est donc bien sérieux ?

Sa voix fut si compatissante qu’elle fondit en larmes. Il l’embrassa.

— Allons, ne te désole pas, tu viendras… demain… après-demain… tant qu’il te plaira.

Elle partit, rassérénée. Son âme débordait de joie. Toute la soirée, elle chanta, dansa, se battit en riant avec Robert, fit jouer son fils.

Insensiblement elle s’insinua dans l’existence de Javal. Il voulait résister, mais elle avait, toujours prête, une larme qui le désarmait.

Une fois elle avisa son trousseau de clefs :

— Où est celle de la maison ?

Il désigna la plus grande. Elle la sortit de l’anneau et l’empocha. Et comme il réclamait, elle lui dit, les traits anxieux :

— Pourquoi ? Je suis la seule femme que tu reçoives ici, tu m’es fidèle, n’est-ce pas ? Eh bien !…

Il dut céder. Alors elle vint tous les jours. Qu’il y fût ou non, elle s’installait. Elle rangea. Les armoires mirent en jeu sa science de ménagère. Les chemises et le linge formèrent des piles. Elle couvrit elle-même les murs du salon d’une étoffe rose. Elle garnissait aussi les vases de plantes et de fleurs.

Pierre s’attachait à sa maîtresse. Sa demeure lui semblait moins vide. Puis Lucie l’intéressait par tout ce qu’il devinait en elle d’analogue à lui, par son existence en révolte contre les lois du monde. Il lui arracha le récit détaillé de ses aventures. Rebelle d’abord à toute confidence qui pût le désillusionner, elle constata bientôt que chacune de ses fautes le délectait. Amédée Richard fils l’enthousiasma.

— Vrai, Bichon a pris le trot ! C’est tordant…

Il se passionna pour Markoff. Des détails sur parrain l’induisirent en des accès d’hilarité.

— Sacrée coquine, mâchonnait-il, ah ! tu es rudement forte, tu ne t’ennuies pas !

Lucie exultait. Jugeant Pierre sceptique et gouailleur, elle craignait toujours de lui paraître niaise ou empruntée. Son approbation la ravit.

Quand elle parvint au terme de ses exploits, il s’écria :

— Déjà fini !

Elle fut navrée. Il la pressait de questions, et elle regretta vaguement de n’y pouvoir satisfaire.

Alors, comme il insistait, elle s’attribua quelques intrigues, propres à le dédommager.

Enfin, Lucie aimait. Elle se l’affirmait à tout instant : « J’aime, il n’y a pas à le contester, j’aime. » Quelle différence, d’ailleurs, avec ses caprices ! Jadis elle se divertissait. Un penchant plus ou moins réel la portait vers tel individu plutôt que vers tel autre. Aujourd’hui la sincérité de sa passion était indubitable.

Elle renia même Gaston de Sernaves, une simple toquade, un rêve de printemps. Son titre, le cadre de leur liaison, la splendeur de son yacht, la solitude des îles, la majesté du fleuve, la pourpre des collines incendiées par les couchers de soleil, toutes ces circonstances accessoires avaient engendré une illusion ridicule.

Mais là, rien de semblable. On traversait une fin d’hiver affreuse. Elle accourait mouillée, les pieds froids. Souvent personne, pas de feu non plus. Elle devait l’allumer, descendre parfois à la cave et remonter du bois. La domestique, mal payée, négligeait de faire les lampes : elle les faisait, elle, et se salissait les mains à toucher l’huile et les mèches. Il fallait une cause bien puissante pour l’obliger à subir de tels inconvénients. Cette cause c’était l’amour.

Elle aimait tant, qu’elle ne crut pas nécessaire de s’offrir des remords. Elle aurait dû se reprocher ses écarts et ses souillures. À quoi bon ? Le passé existait-il, maintenant que les baisers de Pierre la lavaient de ses taches ? Comment eût-elle pu se préserver contre la tentation, elle que ne guidait aucun sentiment ferme ?

— Et puis, se dit-elle, honnête encore, je ne serais pas entre ses bras.

Cet argument tranquillisa sa conscience.

Ils s’entendaient bien, Lucie très aimante, lui doux et gentil de rapports. Un solide lien de chair les unissait.

Elle savoura quelques semaines de béatitude absolue. Nul souci ne troublait le calme de son âme. Elle ne pensait qu’à Pierre. Elle ne vivait qu’en sa présence.

Un soir, au théâtre, elle l’aperçut dans une baignoire avec une femme. Il se penchait vers elle familièrement. Leurs visages étaient proches.

Le coup fut terrible. Elle prétexta un malaise subit. Robert l’emmena désolé.

Quand elle revit Javal, elle lui dit :

— Tu as été au cercle, hier ?

— Oui, comme d’habitude, une partie de billard et un écarté.

La scène dura deux heures. Mme Chalmin s’y montra parfaite. Tour à tour humble et hautaine, menaçante et suppliante, railleuse et désespérée, elle émit des accents d’une vérité profonde. Elle pleura, cria, trépigna.

Une souffrance si merveilleusement exprimée et mimée ne pouvait que se résoudre en une souffrance réelle. Lucie souffrit réellement.

À la fin, Pierre se fâcha :

— Eh bien, oui, là, j’ai été au théâtre, j’ai accompagné une ancienne amie, n’en ai-je pas le droit ? Et puis j’en ai assez de ta tutelle. Je ne te trompe jamais, voilà le principal… Si cela ne te suffit pas… eh bien… eh bien…

Elle riposta dignement : « Tu me chasses soit, » et s’en alla.

Le lendemain elle revenait, soumise. Des ivresses farouches scellèrent la réconciliation.

Mais le bonheur de Lucie ne résista pas à cette épreuve. Elle n’avait plus confiance. Elle-même d’une hypocrisie maladive, elle savait combien la fourberie est aisée. Des soupçons la martyrisèrent.