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Leur existence fut une série de brouilles et de raccommodements. Puis, sentant l’inutilité de ses efforts, Lucie faiblit. Son énergie se dissipa. Elle accepta le partage.

Son chagrin refoulé, elle n’y pensa plus qu’à de rares intervalles, soit dans des crises de vanité, soit pour mieux se persuader qu’elle connaissait l’amour et toutes ses peines.

D’ailleurs une compensation lui était réservée. Un jour, elle trouva un mot où il la priait de ne pas attendre : « Le tailleur doit présenter sa note, écrivait-il, je préfère m’esquiver. Quelle misère pour un billet de cinq cents francs ! »

Elle courut chez elle, revint en hâte et, quand on sonna, ouvrit en se dissimulant dans l’ombre du couloir. Elle remit les cinq billets. Le fournisseur acquitta.

Le lendemain, Javal bondit vers elle en brandissant la note.

— C’est toi, n’est-ce pas, qui as eu le toupet ?…

Elle baissa la tête. Il la battit. Elle éprouva une certaine fierté, la fierté d’une femme qui aime assez profondément pour bénir son maître de l’avoir frappée.

Javal tenta de lui rembourser cette avance par petites sommes, mais sa gêne augmentait, et ses scrupules diminuèrent. De pressants besoins survenant, il eut recours à elle deux ou trois fois. Il lui créait ainsi de grandes jouissances.

— Je paye un homme, se disait-elle, je l’entretiens.

Elle ne le méprisait d’ailleurs nullement. Elle aurait tout voulu lui donner ce qu’elle possédait, et qu’il fût riche, lui qui méritait de l’être.

La confusion de Pierre, cependant, gâtait sa joie. Aussi déployait-elle pour ménager sa susceptibilité un tact adorable. Elle oubliait son porte-monnaie sur la cheminée, lui emplissait les poches d’argent durant son sommeil, ou bien lui proposait de grosses parties d’écarté qu’elle faisait en sorte de perdre. Toutes ses économies s’en allèrent.

De temps en temps, un dégoût de lui-même soulevait le cœur de Javal. Il accusait alors Lucie de son abaissement :

— C’est toi qui m’as poussé jusque-là, peu à peu, par calcul, afin de m’enchaîner à toi.

Et il la rouait de coups. Mais son repentir ensuite était si sincère !

Il joua. La déveine le poursuivit. Il dut solder d’assez fortes différences. Lucie lui apporta ses brillants d’oreille, présent de Lemercier. Et, avec une intention délicate, voulant se mettre à son niveau et que leur indignité mutuelle semblât égale à Pierre, elle lui avoua :

— Cela ne me privera pas, je ne pouvais m’en servir, car c’est… quelqu’un… qui me les a donnés.

— Et tu te figures, proféra-t-il, que j’accepterai les cadeaux de tes amants ! Dieu merci, je n’en suis pas là !

— En tous cas, garde-les-moi, je ne sais où les cacher.

Elle les laissa. Pierre les vendit. Vendues, elle les regretta, ses pauvres boucles d’oreille. C’est vrai, on s’attache aux choses ! mais, stoïquement, elle se taisait.

— Au moins, qu’il ne sache jamais ce qu’il m’en a coûté. Il en serait si malheureux.

Avide de dévouement, elle se demanda ce qu’elle pourrait désormais immoler à son amour. Il fallait un acte de générosité supérieur à tous les précédents. Elle offrit à Pierre sa bague de fiançailles, une émeraude magnifique, entourée de diamants.

Après l’indispensable scène de refus et d’insultes, il empocha l’écrin. Une dette de jeu l’y forçait.

Cette fois Lucie eut un véritable désespoir. Elle aimait tant sa bague ! Ce fut au milieu d’un déluge de larmes qu’elle raconta devant son mari et sa mère la perte du bijou.

— Je ne sais ni quand, ni comment… elle a disparu… J’ai mis la maison… à l’envers… impossible.

Elle suffoquait. Elle assista aux recherches méthodiques que Robert entreprit, fouilla les malles des bonnes et congédia sa femme de chambre.

Son affection pour Javal acquit à cette époque un caractère aigu. Elle lui consacra tout ce que sa nature contenait de tendresse et de désintéressement. Elle commit même des imprudences. Profitant d’une absence de Chalmin, ils se rejoignirent le soir. Ils allèrent ensemble au théâtre. Ils soupèrent au cabaret. Quel divertissement ce lui fut de doter les glaces de son petit nom, Lucette, ainsi qu’il l’appelait !

Par miracle, Robert ne devina rien. Mais des potins confus jaillirent, qui s’éparpillèrent çà et là en calomnies précises. On citait des noms. Parrain l’en avertit, d’un mot rapide, dans la rue. Elle se moqua de lui. Le monde ! Elle ne s’en souciait guère. Une sorte d’affolement l’incitait aux pires sottises.

Tout système de dissimulation s’émiettait si bien en son esprit qu’elle accueillit avec enthousiasme une idée baroque, émise distraitement par Javal. Ses tracas d’argent continuaient et, fatigué de se débattre, il avait soupiré :

— Hélas ! si tu étais libre !

Elle distingua dans cette exclamation plus qu’un souhait, une demande formelle. Son amour lui défendait toute hésitation. Le divorce s’imposa incontinent à elle, comme l’unique issue. Elle se blâma même de n’avoir point formé, la première, un si simple projet. Quel avenir ils se préparaient ! Être l’un à l’autre, toujours, sans obstacle ! Ne s’accordaient-ils pas à merveille, comme âge, comme tempérament, comme goûts ?

Au bout d’une nuit de méditation, elle lui dit, la voix et l’aspect solennels :

— J’ai réfléchi, mon ami, au désir que tu m’as communiqué, et ma réponse est le résultat non d’un emballement, mais d’un examen sérieux : je suis prête.

— Prête à quoi ? fit-il interloqué.

— Prête au divorce, dès que tu me l’ordonneras.

Il réprima une violente envie de rire, et l’embrassant :

— Je te remercie ; la question est grave, nous en reparlerons.

Elle cultiva dès lors ce rêve avec ferveur.

La malchance cependant s’acharnait après Javal. Le jeu lui engloutit des sommes importantes. Ses créanciers le menaçaient d’une saisie. Un usurier, auquel il avait souscrit des billets, exigeait un acompte. Pierre déclara froidement :

— Il me faut trois mille francs pour le faire patienter. Si dans une huitaine je ne les ai pas, je me brûle la cervelle.

Mme Chalmin sourit, certaine de le sauver. L’amour lui inspirerait quelque artifice.

Trois, puis quatre, puis cinq jours défilèrent. Elle ne trouvait rien et commençait à désespérer. Le sixième, en achetant des parfums chez un coiffeur, à la nuit tombante, elle rencontra un vieux monsieur qui lui tendit la main.

C’était un ami des Bouju-Gavart, M. Lesire, riche industriel des environs. Sa figure, entièrement glabre, présentait deux lèvres épaisses. Des cheveux d’un blanc sale entouraient sa tête. Lucie avait toujours fui l’insistance gênante de ses yeux.

Dans la rue, il glissa son bras sous le sien et ils causèrent amicalement. Il marchait avec peine, vite oppressé, trop gras. Un ventre puissant le précédait.

Au moment d’arriver, il s’enhardit. Ses doigts pétrirent le poignet de Lucie, montèrent le long du bras jusqu’à l’aisselle, sans qu’elle feignit de le remarquer. En la quittant il insinua d’un ton paternel :

— Moi, Madame, je suis franc, je saisis toutes les occasions d’obliger. Eh bien, je sais ce que c’est qu’une jeune femme, élégante, jolie ; la toilette coûte cher, le mari n’a pas le moyen, enfin on a toujours besoin d’argent. Adressez-vous à moi, cela me fera plaisir.

Elle répliqua crânement :

— Ma foi, pourquoi pas ? Justement j’ai fait la bêtise de me payer un bracelet…

— Je vous en prie, interrompit-il, pas ici, ne me dites rien encore. Demain, chez moi, si vous voulez, vous me conterez vos embarras.

Il lui donna l’adresse et les indications nécessaires.

Elle fit pour ce rendez-vous une toilette méticuleuse : l’énormité de la somme n’effrayerait-elle pas M. Lesire ? Parfois aussi l’envahissaient des tristesses. Elle examinait dans la glace son pauvre corps qu’allaient salir d’immondes baisers. Elle le parfuma et l’orna ainsi qu’une victime sainte. Elle le considérait comme quelque chose d’étranger à elle, une sorte de martyr qu’elle menait au bourreau. Puérilement, elle, lui demandait pardon et tâchait de le consoler en lui expliquant la beauté de son rôle :