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Elle ne le désirait. Ses sens dormaient. Cependant il lui fallait cet homme. L’heure le voulait. Son état moral l’exigeait, et bien d’autres forces encore la dominaient, comme l’envie de vaincre les scrupules honnêtes de son compagnon.

Alors elle se leva, et lui posant les deux mains sur les épaules, la tête inclinée vers lui, elle modula d’un ton plaintif :

— Et si je vous aimais, Armand, si je ne pouvais plus taire la tendresse qui m’étouffe, seriez-vous implacable ?

Le désespoir du malheureux après la chute édifia Lucie sur le prix de son triomphe.

Elle fut si contente qu’elle ne put garder pour elle-même un tel secret. Elle y fit participer Javal. Pierre eut des accès de passion ardente, ce qui disposa Lucie à le tromper de nouveau. Mais à chaque fois elle devait vaincre les scrupules de Boutron.

Il la suppliait :

— Ne revenez pas ici. Je vous assure que, loin de vous, je n’ai ni amour ni désir, et ce n’est que votre présence qui me rend faible.

Elle se désolait :

— Je ne peux pas, c’est infâme, je t’aime, moi, j’ai soif de tes lèvres, accorde-moi cela seulement.

Il l’embrassait et succombait.

Elle sentit sa douleur si réelle qu’elle résolut de la tempérer. Elle avoua qu’un autre homme l’avait déjà détournée du droit chemin. La figure d’Armand s’éclaira.

Ce moyen lui réussissant, elle s’en servit d’une manière plus complète. Dès qu’il exprimait un regret, elle lâchait une confidence. Les flétrissures de sa maîtresse le réconfortaient. Mais aussi des révoltes grondaient en lui, contre cette femme qui salissait le nom de son ami.

Il se demanda si son devoir ne l’obligeait pas à prévenir Robert. Après de mûres réflexions, il s’y détermina, et même, au préalable, s’en ouvrit à Lucie qui fut bouleversée.

En effet il se présenta boulevard Cauchoise. Mme Chalmin, très anxieuse, n’osait pas quitter ces messieurs. On se mit à table. Le repas fut embarrassé. Aux liqueurs, elle se retira, pas forfanterie, par un besoin d’émotion, et elle attendit la catastrophe imminente.

Elle comptait les minutes. Maintenant son mari savait tout. Qu’allait-il faire ? La chasser ? La tuer peut-être ? Elle frémit, la peau en sueur, un vide froid à la poitrine.

Boutron cependant disait à Chalmin :

— Vous avez l’air bien heureux, tous deux.

— Oui, affirma Robert, nous nous entendons parfaitement. Il faut te marier, vois-tu, c’est encore ce qu’il y a de mieux… quand on tombe sur une femme comme la mienne.

Armand n’eut pas le courage de le désabuser. Après cette alerte, Lucie crut sage de ménager la conscience de Boutron. Elle suspendit ses visites. Puis de grosses préoccupations la ramenèrent du côté de Javal.

Leur liaison se traînait péniblement. Toujours persuadée qu’elle l’adorait, Mme Chalmin agissait comme aux premiers temps. Elle ne quitta pas Rouen de tout l’été. Elle lui donnait de l’argent avec la même délicatesse, jusqu’à des pièces de cent sous qu’elle enfouissait parmi ses chemises et ses mouchoirs. Par habitude, elle causait encore de son divorce prochain. Elle ébauchait des projets. On voyagerait, puis on habiterait Paris. Ce qu’il adviendrait de son enfant, elle n’en savait rien, n’y pensant pas, non plus qu’à sa mère, ni à son mari. Seul lui importait leur avenir à eux deux.

Elle collectionna les injures et les sévices graves que Robert, prétendait-elle, ne lui épargnait point. De quel air content elle annonça :

— Mon cher, je le tiens, il m’a dit hier devant la bonne : « Tu es plus bouchée qu’une buse. »

Cet heureux événement laissa Pierre insensible. Il s’assombrissait, écrasé de dettes, perdait son insouciance de beau joueur. Le moment approchait, à moins d’un miracle, où tout s’écroulerait autour de lui.

Il devint agressif. Des fureurs l’agitaient. Une jalousie tardive l’assaillit, que sa maîtresse aiguillonnait cruellement. Il ricanait :

— Quel est le nouvel amant du jour ?

Elle fabriquait des noms.

— Rien ne te dégoûte, s’écriait-il, écœuré, tu es fille jusqu’au fond de l’âme.

Vers le milieu de septembre, Lucie se présentant chez lui à l’improviste le trouva parmi des malles et des caisses, où il empilait ses affaires. La plupart des meubles étaient emballés dans de la toile et couverts d’armatures en bois. Du foin jonchait le plancher.

Elle pâlit. Sa main chercha le mur. Il dut l’asseoir, lui ôter son chapeau et ses gants, et elle le considérait en silence, de ses yeux hébétés et douloureux, tandis que ses lèvres épelaient des syllabes muettes.

Il s’agenouilla :

— Allons, Lucette, un peu d’énergie, il faut me montrer que tu m’aimes et tâcher que notre séparation ne soit pas trop pénible.

Elle put bégayer :

— Tu t’en vas… tu t’en vas comme ça… tout de suite ?

— Oui, ma Lucette, c’est nécessaire ; la vie n’est pas possible ici. Mais je ne vais pas loin, à Paris seulement, et de Paris, en deux heures…

Elle hocha la tête :

— Non, non, je le sens, c’est fini…

Il protesta. Mais elle recouvrait ses forces et elle lui dit :

— Ne promets rien. Si je te revois, tant mieux. Quand pars-tu ?

Il eut une hésitation, puis déclara :

— Demain soir.

Dès lors, elle afficha beaucoup de calme. Ses allures surprirent Javal. Elle tint à plier elle-même son habit et sa redingote. Et elle riait et conversait en pleine liberté d’esprit. Chez elle, au dîner, elle fut très gaie. Elle dormit paisiblement, reçut en se réveillant l’adieu matinal de Robert, se vêtit et rédigea une longue lettre qu’elle devait envoyer plus tard à son mari.

Après le déjeuner elle se permit une minute d’attendrissement en serrant son fils contre elle, puis le congédia. Enfin elle réunit ses bijoux et ses dentelles en un paquet bien ficelé. L’heure pressait. Elle s’en alla.

Elle s’en allait pour toujours, sans un regard en arrière. Son cœur ne battait pas plus vite. Son cerveau fonctionnait, lucide.

Le soleil dardait. Elle ouvrit son ombrelle, et elle marchait rapidement, sa fortune sous le bras, toute joyeuse du bonheur qu’elle apportait.

Devant la porte, rue de la Cigogne stationnait une voiture de déménagement. En montant l’escalier, Lucie croisa un homme chargé d’un fauteuil. Elle demanda :

— M. Javal est là-haut ?

L’individu répondit :

— Non, Madame, M. Javal a pris l’express de huit heures, nous lui expédions ses meubles.

Sa mémoire ne garda que de faibles vestiges des actes accomplis durant cette journée. Elle vagua par des rues populeuses, dans le quartier Martainville, où des gens la dévisageaient, — par des rues désertes, dans la cité Jeanne-d’Arc, où elle eut peur de la solitude.

Elle revint en ville, franchit le seuil d’une église, et, les deux genoux sur la dalle, dit un Ave Maria. La prière ne l’apaisant point, elle repartit. La nuit tomba. Une horloge sonna sept heures. Un fiacre eût pu la reconduire chez elle, avant son mari, elle n’y réfléchit point et força ses jambes brisées à une course vagabonde le long des quais. À huit heures, la faim la réduisit à se bourrer de gâteaux chez un confiseur. Enfin, place de l’Hôtel-de-Ville, elle se jeta dans un tramway.

Une dame qu’elle connaissait, une voisine, lui adressa des questions. Elle l’examina d’un œil impassible et ne répondit pas. À la lueur d’un réverbère, elle aperçut son mari. Il attendait. En une seconde elle récupéra tout son sang-froid. Sa situation critique lui apparut nettement. Il fallait un mensonge péremptoire. Elle le débita.