— Mon pauvre ami, dit-elle d’un air confus, tu dois être d’un inquiet ! Figure-toi que je me suis embarquée dans une promenade du côté de Bois-Guillaume, j’ai oublié l’heure, je me suis égarée, et au retour pas d’omnibus. Hein, c’est bien moi, ça ?
Lucie fit durer son désespoir aussi longtemps que possible. La guérison exigea deux ou trois semaines.
Le résultat le plus appréciable de sa rupture avec Javal fut un endurcissement de son cœur. Elle remarqua ceci : deux hommes l’avaient abandonnée, M. de Sernaves et Pierre. Or, ils étaient précisément les seuls qu’elle eût aimés, les seuls pour qui elle eût négligé son fameux système de froideur.
Ne pouvait-elle conclure à la duperie des sentiments affectueux ? L’amour existait, cela elle ne le niait pas, puisqu’elle avait aimé ; mais somme toute, celui qui aimait devenait inévitablement la proie de celui qui n’aimait pas. « L’amour, formulait-elle, est une erreur généreuse ».
Cette façon de juger ne resta pas chez Lucie à l’état d’axiome. Sa déception comprima vraiment tout élan romanesque de son âme, et lui inspira de la méfiance et une certaine méchanceté envers les hommes. « On ne les aime pas, on se joue d’eux ».
Ce perfectionnement de sa nature la rendit plus dangereuse.
Calmée, elle voulut d’abord réparer les effets de ses absurdes imprudences. Le mal était plus grand qu’elle ne l’aurait supposé. Elle constata des mines pincées chez les dames, une liberté de langage impertinente chez les messieurs. Par quelle aberration avait-elle enfreint les règles élémentaires de la sagesse ? Encore quelques bévues de ce genre, et elle ruinait l’échafaudage si laborieusement construit de sa réputation. Une hypocrisie salutaire et une série de politesses habiles réparèrent tant bien que mal les dégâts les plus importants. Mais elle pressentit que la solidité de ces replâtrages dépendait d’une surveillance continue. Et elle eut le ferme propos de soustraire ses péchés à des critiques nuisibles.
En public surtout, au théâtre, au bal, elle redoubla d’astuce. Il est difficile d’admettre qu’une femme, modeste d’allures et de conversation, se conformant aux usages prescrits, ne s’écartant jamais des groupes féminins, ne dansant visiblement que pour le plaisir de danser, et maintenant son cavalier à une distance honnête, soit une créature de mœurs relâchées.
Là ne se borna pas sa tactique. Non seulement on doit fuir les tête-à-tête équivoques et se comporter avec les hommes d’une façon décente, mais on doit aussi repousser l’hommage trop assidu de leur présence. L’homme a un flair spécial qui lui désigne les femmes susceptibles d’une faute. La femme irréprochable, elle, n’est même pas en butte aux attaques : sa vertu la protège. Lucie fit le vide autour d’elle.
Elle n’y avait pas grand mérite. Ces jeunes gens, elle les connaissait tous. Incapables de parler aux femmes, timides, gauches, futiles, engourdis de respect humain, le cerveau creux, ils n’offraient qu’un intérêt médiocre, comparativement aux types coudoyés dans la rue, à tous ces êtres neufs que son imagination pouvait parer de qualités originales et d’attraits imprévus.
L’hiver débutait. Craignant la glace et la neige prochaines, elle alla, par un temps sec, relancer Boutron à Darnétal. Elle marchait en conquérante. Sur le sol durci tambourinaient ses talons. Sa main gauche manœuvrait un manchon, armé d’une gueule d’animal aux dents pointues. Au bout de son poing droit gesticulait la menace d’un parapluie.
Elle ouvrit la barrière. Un chien de garde aboya. Elle lui jeta d’un ton familier :
— Eh bien, Trompette, on a oublié sa maîtresse ?
Elle gravit le perron et entra dans la salle. Armand lisait.
Il s’écria :
— Encore vous ! Vous ne vous résignerez donc jamais à me laisser la paix ?
Elle sourit, la bouche narquoise :
— Ne te plains pas, mon cher, tu es enchanté.
— Moi, enchanté ! enchanté de tromper mon meilleur ami ! Mon Dieu, non. Et je m’accoutumais bien à votre absence.
Il eut tort de vanter son repos. C’était une offense gratuite au charme de Lucie. Elle n’admit pas qu’un homme distingué par elle goûtât une quiétude inconvenante. Ses remords, en outre, offraient un spectacle trop affriolant pour qu’elle s’en privât.
— Alors, c’est fini, tu refuses ta Lucette ? (Elle lui avait suggéré ce nom, dont Pierre se servait.)
Déjà elle retirait son vêtement et déboutonnait son corsage. Mais il lui empoigna l’épaule, et, la figure blême, frémissant de colère contenue, il lui dit :
— Écoute, Lucie, tu as abusé de ma faiblesse, j’ai été lâche parce qu’il t’a plu de me faire lâche, et aujourd’hui encore tu t’apprêtes à m’affoler de ta chair. Seulement, vois-tu, j’en ai assez, et puisqu’il n’y a pas moyen de me défendre, je te chasse, je te chasse comme une fille que tu es, la dernière des filles.
Et de son étreinte invincible, il la poussa dehors, sur le perron. Derrière elle, il ferma la porte. Elle entendit le bruit du verrou.
La route fut longue au retour. Elle marchait vite, le dos courbé, rasant les haies. Une épaisse voilette noire lui couvrait la face, sa voilette d’adultère, comme elle la nommait. Dans son manteau se recroquevillait son corps humilié. À l’épaule, une brûlure lui restait des cinq doigts crispés dont Armand l’avait flétrie.
XI
Lucie fut définitivement guérie des grandes amours. La fuite de M. de Sernaves et de Pierre, les avanies dont l’avaient flagellée Mme Berchon, les Bouju-Gavart et surtout Armand Boutron, la désabusèrent des sentiments nobles, réels ou simulés. Trop de douleur punit ces échappées généreuses vers l’idéal.
Elle rentra dans la bonne voie, celle de sa nature, réfractaire à tout attachement sérieux. De brèves fantaisies la guidèrent. Elle y trouvait d’ailleurs son compte en jouissance et en sécurité. Les atteintes à sa réputation provenaient toujours des inconséquences commises en des heures d’égarement. Ses caprices, du moins, lui laissèrent la tête libre.
Puis un mobile supérieur déterminait ces perpétuels changements : la nécessité d’exhiber son corps à de nombreuses admirations. Elle ne trompait pas par lassitude des sens ou du cœur, mais parce que l’ennuyait la monotonie d’un seul regard.
Certaines défectuosités de lignes avaient pu quelquefois refréner ses instincts. Aujourd’hui, de ses stations devant la psyché, elle concluait à son impeccable perfection, et la quasi fidélité qu’elle gardait à ses amants ne convenait plus à la violence de ses appétits. Les années s’accumulaient, bientôt sonnerait la trentième. Elle atteignait au point culminant de sa carrière féminine. Sa jeunesse s’épanouissait. Nulle défaillance n’abîmait ses seins. Les épaules s’étaient élargies, les jambes, plus grasses, étaient mieux proportionnées à l’évasement des hanches. Un réseau de veines très bleues se déployait sur sa gorge bombée. Une sève ardente gonflait sa chair. Ne devait-elle pas marquer cette période de suprême beauté par une abondante moisson de suffrages ?
Elle avait conscience des trésors dont elle disposait et ne demandait bénévolement qu’à les séparer entre d’innombrables élus. Un sentiment de devoir s’ajoutait même à ses bontés : elle détenait une source de bonheur, l’accaparerait-elle pour ses seuls yeux et pour les yeux grossiers de son mari, sans accorder leur part légitime à ceux qui la recherchaient ?
De ce festin charitable, ne furent exclus ni l’indigent, ni le laid, ni le disgracieux. Jamais l’idée d’un refus ne l’envahit.
Concurremment donc avec ses visites de janvier, avec les bals et les dîners, avec toutes les charges qu’entraînait sa situation sociale, ses charges de mondaine, d’épouse, de fille et de mère, elle reprit ses pérégrinations à travers la ville. Mais elle évita ses anciennes flâneries de femme inoccupée, ces allures louches qui éveillent l’attention. Elle portait un paquet sous le bras, comme une personne qui sort d’un magasin, et elle marchait vite, comme si elle se fût dirigée vers un but déterminé. La simplicité de sa mise touchait presque à l’excès. Elle semblait en demi-deuil. Elle cheminait à petits pas, le coude gauche serré à la taille, son parapluie en biais sur le bras, la main droite relevant la jupe.