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Elle explora Rouen en détail. Tel jour elle faisait tel quartier, le lendemain tel autre, et elle recommençait sans relâche. Trente mois durant, elle exerça ce métier. Et elle n’eut pas à s’en plaindre. Sa récolte de joies et de satisfactions fut abondante, ses chagrins nuls.

La plupart de ces chutes n’eurent rien que de banal ; plusieurs cependant se distinguèrent par quelque côté pittoresque, quelque circonstance intéressante.

…Depuis deux heures, Lucie fouillait Saint-Sever et Sotteville. Un tout autre monde habite cette rive de la Seine, où fument les hautes cheminées des fabriques. Seul, d’ailleurs, l’y avait dirigée l’attrait d’une promenade parmi les petits boutiquiers et les artisans. Sur l’eau bouillonnante des ruisseaux planait une buée chaude. De vieux et grands bâtiments tout en vitres tremblaient sous l’effort des machines à vapeur dont on entendait le halètement. Des fenêtres, il neigeait des flocons de laine ou de coton. Parfois des commis, installés à leur bureau, levaient la tête. Elle repassait en face et les fixait, un vague sourire aux lèvres. L’un d’eux lui envoya du bout de sa plume un baiser, audace qui la ravit. Elle longea le marché aux bœufs, les abattoirs, puis, enfilant un tas de ruelles, se rapprocha du Jardin-des-Plantes. Enfin, harassée de fatigue, elle prit un tramway.

Place Saint-Sever, un monsieur monta. De prestance martiale, la peau bronzée, le monocle à l’œil, il avait l’aspect d’un militaire en civil. Aussitôt il la lorgna avec une insistance telle qu’elle en fut flattée. Elle ouvrit sa jaquette, fit saillir sa poitrine, s’assit de trois-quarts, tournée vers lui, pose qu’elle estimait avantageuse à sa beauté. Une place étant libre auprès d’elle, il vint l’occuper. Leurs coudes se touchèrent. Elle devina son pied qui tâtonnait sous la banquette. Elle avança le sien.

À voix basse, il se présenta : M. Duclos, officier, de passage à Rouen. Ils bavardèrent sur des sujets indifférents. Il lui demanda son nom. Elle répondit : « Mme de Sinclèves. » Pourquoi ?

Au Pont-de-Pierre, il implora la faveur d’un tête-à-tête dans l’hôtel où il logeait. Elle l’interrompit :

— Bah, si ce n’est pas trop loin.

Elle le suivit par la rue de la Savonnerie jusqu’à l’hôtel du Calvados. En route elle s’affubla de sa voilette épaisse.

Quand ils se quittèrent, l’officier dit :

— Tu sais, je m’en vais d’ici deux ou trois jours, je compte sur toi demain.

Elle consentit, et il insinua :

— Alors tu me feras bien crédit la première fois ?

Elle répliqua, ne saisissant pas :

— Comment cela, crédit ?

Il crut qu’elle réclamait et d’un ton pincé :

— Ah ! tu n’as pas confiance ? C’est un tort, ces dettes-là, je ne les renie jamais.

Elle se mit à rire, d’un rire si interminable, avec des mouvements si désordonnés que des gouttes de sueur lui perlèrent au front, et elle balbutiait :

— Non, vrai, tu t’es imaginé… de l’argent à moi… à moi…

Le lendemain elle devança l’heure assignée. À peine entrée, elle s’écria :

— Voyons, franchement, à qui penses-tu avoir affaire ? À une cocotte ?

Comme il hésitait, elle narra son histoire, d’une voix sincère, un peu émue.

Toute jeune, un homme la débauchait. Chassée par sa famille — une famille riche, d’origine noble — puis délaissée par son amant, elle gagnait sa vie comme maîtresse de piano. Le père d’une de ses élèves s’amourachait d’elle. « Que veux-tu, l’existence était dure, je mangeais souvent du pain sec dans ma chambrette, je m’échignais à payer mon terme ; j’ai succombé. Il est gentil pour moi, ne me surveille pas trop, et, ma foi ! je m’amuse. »

Il lui posa des questions relatives aux hommes qu’elle recevait, au genre d’amies qu’elle se tolérait. Elle fit des réponses précises, restant toujours dans la note juste de son rôle. Elle agrémentait sa conversation de termes quelquefois risqués, jamais vulgaires comme ceux d’une fille. L’accent était commun, non trivial, les gestes hardis, non canailles.

Lucie garda de M. Duclos une impression très favorable. L’officier, lui, vanta souvent à ses camarades de garnison la petite femme «  levée » en tramway. « Une cocotte exquise, mon cher, de l’allure, de l’expérience, et même de l’éducation… et puis, vrai… pas exigeante. »

… Chalmin jugeant que l’école ne suffisait plus à René, on choisit une pension, située boulevard Jeanne-d’Arc. Lucie y mena son fils, à Pâques, un matin. De là une courte pointe vers la campagne la séduisit. Elle gravit le Clos-Campulet et gagna la nouvelle côte de la Forêt-Verte.

La route s’allonge en lacets sur le flanc du Mont-aux-Malades. On domine Rouen. Mme Chalmin consacra à s’émerveiller un temps raisonnable. Saint-Ouen lui parut de masse plus imposante que la cathédrale. Notre-Dame l’intéressa par un petit toit vert-de-gris, où dardait le soleil. Elle ne négligea point Saint-Maclou dont « on dirait que le clocher est en dentelle de pierre », ni la Seine « qui déroule son ruban d’argent », ni les îles qui « font comme des gros bateaux ».

Vis-à-vis d’elle, elle remarqua la forme en dos de vache du mamelon opposé. La croupe puissante s’étalait, les reins se creusaient, une haie jouait l’épine dorsale. Elle chercha une autre comparaison : au fond, le Mont-Fortin, avec ses grands arbres nus, au-dessous desquels s’arrondissait un sol pelé, semblait un gigantesque crâne chauve, où se hérissaient quelques cheveux droits.

Mais un bruit, à peu de distance, la sortit de sa rêverie. Accoudé contre un balcon, un homme qu’elle n’avait point aperçu, la regardait, une palette et des pinceaux à la main, une grande toile debout près de lui.

C’était un chalet normand, de proportions mignonnes, en plâtre rugueux rayé de poutres marron. Des ornements en bois foncé le décoraient, des volets, un escalier qui l’accolait extérieurement, puis le balcon qui le contournait, et le toit dont les vastes ailes le coiffaient d’une manière vieillotte et drôle. Au rez-de-chaussée, dans une niche de verdure, une Pallas de bronze montrait ses orbites mornes.

Lucie se remit en marche. En face de l’individu elle fit une nouvelle halte et leva les yeux hardiment. Ils se dévisagèrent. À la fin, il interpella :

— Excusez, Madame, mon sans-façon, mais je vous ai vue admirer ce paysage, et je serais heureux de vous soumettre le tableau que j’en ai commencé. Est-ce trop demander ?

Elle répondit en minaudant :

— Pas du tout. Monsieur. Je m’y connais bien peu, mais j’aime tant la peinture !

Elle franchit un jardinet inculte, semé de grosses pierres éparses. Ils se rejoignirent au haut de l’escalier, et il la guida vers son chevalet.

La toile représentait, au premier plan, une partie du mamelon en dos de vache. Un morceau des reins manquait. Le long de l’épine dorsale, se traînait un convoi funèbre que sollicitait l’église de Bon-Secours, descendue, par la volonté du peintre, de la côte Sainte-Catherine où on la distinguait réellement, jusqu’au sommet extrême de la croupe. Sur les flancs palpitait un troupeau de moutons. Des villas roses peuplaient le crâne dégarni du Mont-Fortin qui servait de fond.

Elle examina sans hâte, en personne qui juge et ne formule son opinion qu’après l’avoir mûrement pesée. Elle avançait, reculait, s’écartait à droite, à gauche, penchait la tête, consultait le paysage. Enfin elle articula d’un ton convaincu :