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— C’est bien, il n’y a pas à le nier, c’est très bien.

André Dermoye — il dit son nom — repartit :

— Si cela vous plaît, j’ai d’autres machines en train.

Ils pénétrèrent dans l’atelier. Lucie se planta devant les murs. À l’aide des phrases usuelles, elle loua, critiqua, parla des maîtres, du coloris, de la pâte, de la touche. André, lui, se plaignit :

— Ce qu’il y a de désespérant, à Rouen, c’est le manque de modèle. Pas un corps qui se tienne, pas un coin d’épaule, pas le moindre galbe.

Et désignant une étude :

— Ainsi j’ai bâclé là une femme qui se poudre le cou, en costume de bal… eh bien, c’est pas ça, la ligne n’y est pas.

Mme Chalmin sourit :

— Voulez-vous que je vous la donne, moi, la ligne ?

Elle défit deux ou trois boutons de sa robe, rentra l’étoffe et découvrit sa nuque. Il s’écria :

— Nom d’un chien ! voilà, ça y est. Attendez.

Il saisit un album et un crayon.

Il avait une trentaine d’années, une physionomie intelligente, l’apparence frêle d’un blond chlorotique, et un habillement de velours. Enthousiaste fervent de son art, il manquait de savoir et aussi de goût, conséquence de son éducation exclusivement provinciale.

Il commanda, absorbé par son dessin :

— Enlevez donc votre corsage, la ligne est interrompue.

Elle obéit. Il acheva son esquisse et remercia Mme Chalmin.

— Cette fois je suis sûr de moi. Vous avez là une courbe d’épaule et une attache de bras superbes, c’est une bonne fortune pour moi.

Il eut un soupir :

— Que ne ferait-on avec un modèle comme vous, surtout si le reste ne dément pas… Silencieuse et lente, elle se dévêtit. Il fut ébloui de cette vision.

— Crebleu, c’est beau, c’est fichtrement beau !

Il se mit au travail. Lucie se conforma aux indications de pose qu’il lui prescrivit. Elle n’éprouvait aucune gêne. Nulle honte n’atténuait sa joie d’être contemplée. Elle n’avait même plus cette pudeur des femmes qui ne dévoilent leur nudité qu’aux minutes de désir et dans l’affolement des caresses. Elle se fut exhibée en public, sans rougir, tant l’orgueil de son corps étouffait tout autre sentiment.

Cette séance se renouvela. Le peintre exécutait d’innombrables croquis, étudiait rageusement le ton de sa peau, toujours indifférent à la femme et aux agaceries qu’elle tentait. Un jour néanmoins, il la prit, comme on prend un modèle, durant un repos, par devoir.

Ils y trouvèrent peu de plaisir et ne recommencèrent que rarement, lorsque leurs sens les y contraignaient. Et Lucie regrimpait sur son estrade, tandis qu’André s’abîmait devant sa Beauté, idéal qu’il ne pouvait étreindre.

… Un jeudi d’octobre, Mme Chalmin mena son fils au cirque, en matinée. Debout à l’entrée des chevaux et des clowns, un monsieur ne la quitta pas des yeux. Il était de haute stature et doué d’un torse d’hercule. Des moustaches et des favoris un peu roux ornaient son visage. Ses attitudes, ses gestes forts et souples, dénotaient, selon Lucie, l’homme accoutumé à tous les sports.

À l’issue de la représentation elle le retrouva près de la sortie. Il pleuvait. Un seul fiacre stationnait. Lucie s’en empara.

À peine en route, elle appliqua sa figure à la lucarne du fond. L’homme relevait le bas de son pantalon et le col de son vêtement. Il colla ses coudes aux hanches et partit, au pas gymnastique.

Ce fut certes un des plus grands triomphes d’amour-propre que ressentit Mme Chalmin. Quelle fascination elle exerçait pour qu’un inconnu accomplît cet acte de démence ! À genoux sur la banquette, toute palpitante, elle regardait l’étranger courir à la lueur timide des réverbères. La pluie rageait. Des baraques de la foire battaient, à coups de grosses caisses et d’harmoniums, le rappel des passants.

On traversa la place Beauvoisine. L’homme ne perdait pas courage. Ses pieds claquaient dans des mares de boue, un ruisseau dégringolait de la gouttière de son chapeau. Lucie trépignait d’aise. Le cheval trottait rapidement, pas assez pourtant, à son gré. Elle ordonna : « Plus vite. » Le cocher cingla sa bête. L’homme dut accélérer son allure. « Plus vite, plus vite ! » criait-elle, exaspérée de fierté. Sur le trottoir, près des boutiques de pain d’épices ou de bijoux faux, toujours filait l’inconnu, d’un mouvement rythmé de ses longues jambes.

On arrivait. Elle empoigna son fils, ouvrit la porte de la maison, saisit au hasard un parapluie, et s’en alla, laissant l’enfant ahuri. Elle n’en pouvait plus. Cet individu lui était nécessaire, immédiatement, comme un remède énergique en cas de fièvre. Son cerveau éclatait de désir.

Ils se retrouvèrent, rampe Cauchoise, derrière un poste de police. L’eau tombait par flaques. De son mieux, Lucie abritait son compagnon sous un parapluie d’un exiguïté ridicule. Mais des rigoles cascadaient sur leurs épaules, et ils s’aperçurent que le sol en pente où ils conversaient, servait de lit à un impétueux torrent.

Mme Chalmin proposa de terminer ce tête-à-tête devant un bon feu. Il était dix heures. Elle entraîna son monsieur dans une maison meublée de la rue des Bons-Enfants, et, à sept heures, racontait à Robert l’emploi fictif de sa journée.

Cela dura deux semaines.

… Attablés à l’un des cafés du cours Boïeldieu, deux Méridionaux, gras, importants et bruyants, Étienne Riville, armateur, et Bourdesque, négociant en vins, se demandaient avec angoisse comment ils gagneraient l’heure lointaine du train pour Paris. Bourdesque dit :

— Si nous suivions une femme… à peu près propre, bien entendu.

L’attente fut longue. Une procession défila de créatures inélégantes et vilaines, de vierges osseuses, de grosses mamans rebondies, toutes fagotées, vulgaires, contrefaites, de physionomie rechignée et de silhouette déplorable. Riville gémit :

— Dis donc, vieux, le beau sexe ne brille pas.

Mme Chalmin passait. Bourdesque répliqua :

— En voilà une qui n’est pas mal.

— C’est une femme honnête, dit l’autre. Bah ! allons toujours, la vue n’en coûte rien.

Dix minutes plus tard, rue Saint-Nicolas, Lucie tourna court sur elle-même, vint à leur rencontre et se planta devant une boutique de bric-à-brac.

D’un commun accord on choisit, à cause de sa double issue, l’hôtel des Deux-Œillets, situé quai Saint-Sever. On s’y rendit séparément.

Les compliments d’usage accomplis, les liqueurs bues, les biscuits avalés, ces messieurs embrassèrent la jeune femme. Puis Riville s’esquiva un moment, la laissant avec Bourdesque, et Bourdesque, à son tour, usa du même procédé.

Quelle délicieuse après-midi enregistra la mémoire de Lucie !

Les séances de peinture au chalet de Dermoye continuaient. Elles aboutirent à une œuvre capitale qu’André destinait au Salon, La Sortie du bain. Mme Chalmin, une jambe dans la baignoire, l’autre à terre, souriait à une serviette qui chauffait sur un garde-feu. Le tableau fut reçu.

La veille du vernissage, Lucie se plaignit de malaises qui nécessitaient les soins de quelque spécialiste parisien. Sa mère l’escorta.

Elles descendirent à l’hôtel Continental. Lucie préféra se rendre seule chez le médecin. Après une consultation fantaisiste, elle retrouva Mme Ramel au Louvre, et, montrant deux billets que Dermoye lui avait donnés, elle dit :

— Vite, dépêchons-nous, figure-toi que le docteur m’a offert deux invitations pour le vernissage.

Au Salon, elle n’eut qu’un but, découvrir son portrait. Elle fendait la foule, tirait et poussait sa mère, inspectait les murs d’un coup d’œil, interrogeait les gardiens : « La Sortie du bain, s’il vous plaît ? », et se lamentait sur leur ignorance.