Enfin elle avisa le tableau d’André, entre un paysage lunaire — dans une allée de parc, un monsieur en noir et une dame en blanc échangeaient un baiser — et une nature morte, un œuf à la coque, une sole, un poulet doré et du pain verni.
Une émotion poignante assaillit Mme Chalmin. Ses jambes faiblirent. Elle s’appuya au bras de sa mère, en prononçant très haut :
— Regarde-moi ça, la femme est-elle assez bien faite !
Des gens arrivaient, puis s’éloignaient, et d’autres les remplaçaient. C’était un de ces sujets qui attirent.
Lucie frissonna de vanité. Son corps triomphait en public. Le monde la contemplait.
Une sorte d’hallucination la détraqua. Il lui sembla que tout ces yeux rivés à son image la fixaient elle-même, la fouillaient sous sa robe, pénétraient jusqu’à la réalité de sa chair vivante. Elle se promenait nue.
Mme Ramel se disant fatiguée, elle la conduisit à la sculpture et revint en hâte. Un long temps elle se soûla du spectacle de ses formes. Une envie la harcelait d’accrocher quelque passant et de lui jeter :
— Cette femme c’est moi, c’est ma gorge, c’est mon ventre, ce sont mes reins et mes genoux.
Deux hommes s’arrêtèrent. Et l’un formula :
— La poitrine est trop basse.
Le jugement était si net, si affirmatif, que Lucie l’accepta. Elle fut atterrée. Mais bientôt son orgueil se redressait et comme André la rejoignait, elle l’apostropha durement :
— Pourquoi m’as-tu baissé la poitrine, c’est idiot, la mienne est à la vraie place.
Elle attendit la fermeture, en déambulant devant son portrait, car elle voulait assister, jusqu’à la minute suprême, à ce qu’elle appelait l’apothéose de son corps.
Le soir, Mme Ramel et sa fille allèrent au théâtre, puis rentrèrent se coucher. L’exaltation de Lucie persistait, comme une ivresse dont les dernières fumées troublaient l’ordre de sa pensée. Il lui fallait des yeux d’homme, des yeux encore où luirait un éclair d’admiration, des lèvres qui chanteraient ses louanges, des mains qui frémiraient au contact de sa peau.
Ces dames occupaient deux pièces continues. On entendait les ronflements de Mme Ramel. Lucie verrouilla la porte de communication et se glissa dehors.
Rue Royale, un monsieur l’abordait. Elle l’amena dans sa chambre.
Elle ne sut jamais son nom.
XII
Cette succession d’intrigues et les soins que Lucie prenait pour les dissimuler, donnèrent à sa vie une intensité fiévreuse.
Des abattements de femme jadis la clouaient à la maison, en cheveux, à peine débarbouillée, attifée de quelque vieux peignoir graisseux et déchiré. Elle ne se les toléra plus. Pas une minute n’était gaspillée. Entre deux rendez-vous elle allait gentiment tenir compagnie à Robert, le taquinait, lui retirait sa plume de la main, bouleversait son bureau, vidait les tiroirs et les casiers, feuilletait les gros livres à encoignures de cuivre.
— Je suis certaine que tu caches des lettres de femme. Oh ! tu sais, si je te pince, j’en fais autant.
Il souriait de son air bon :
— Lucette, ma petite Lucette, vrai, je ne te vois pas me trompant.
— Mais si tu me trompes ?
Il avait si peur qu’un injuste soupçon la fît souffrir qu’il répondait d’un ton solennel :
— Dicte-moi le serment qui te plaira, Lucie, et je jurerai que je suis digne de toi.
Jamais, lui, le doute ne le hantait. La façon dont il jugeait sa femme était ancrée en son cerveau comme une idée fixe ; seul pouvait la détruire le témoignage de ses yeux. Il la voyait encore ainsi qu’il se l’était, dès le début, représentée, sans examen sérieux, avec les faibles renseignements que lui fournissait son esprit peu scrutateur. Il n’avait pas songé, depuis son mariage, à réformer son appréciation, ni même à la contrôler.
Lucie, d’ailleurs, ne se départissait jamais envers lui de la prudence la plus rigoureuse. Connaissant sa ponctualité et ses habitudes méthodiques, elle s’arrangeait en sorte qu’il la retrouvât toujours en peignoir et en pantoufles, un ouvrage à la main. Un accueil sans cesse aimable et des effusions habilement espacées, le maintenaient dans son incurable aveuglement.
À cette époque, la sœur de Robert, Mme Vatinel, mariée à Lisieux, envoya son fils Louis finir ses classes au lycée Corneille. C’était un enfant timide, rougissant. Son uniforme de collégien ajoutait à sa gaucherie. Élevé par des prêtres, sous la tutelle impérieuse de sa mère, il ne s’accoutumait pas à l’indépendance relative dont il jouissait. Le dimanche, aussitôt libre, il accourait chez ses parents.
Robert qui, justement, allait à la chasse, pria sa femme de le traiter avec affection. Obéissante, elle le combla de ses prévenances. Des aliments substantiels le réconfortaient, la gaîté de sa tante le mettait à l’aise. Lucie lui imposait la débauche d’un verre de cognac et d’un cigare.
Mais son rôle de bonne hôtesse la poussa plus loin. Et, pour le distraire, elle servit à ses yeux des coins de peau. Louis, croyant à des inadvertances, tournait la tête.
Cette discrétion aiguillonna Lucie. Un jour qu’il faisait jouer René dans la pièce voisine, elle lui cria de venir. Au moment où il entrait, elle sautait de son lit, les jambes nues. Elle dit simplement :
— Ah ! je pensais que le verrou était mis.
Elle dédaigna toute réserve, lui montra son corps, morceau par morceau. « Le busc de mon corset me blesse, aide-moi, veux-tu ? » La chemise tombait, découvrait la poitrine. Des troubles assaillaient l’enfant, mais il ne devinait pas le désir de sa tante, et il craignait qu’elle ne s’irritât d’un mot ou d’un geste.
Alors, exaspérée de cette timidité, elle le prit.
Trois dimanches consécutifs, elle recommença. Louis s’abandonnait. Mais le quatrième, comme il implorait ses caresses, elle le rudoya. Cela l’ennuyait. L’enfant l’aimait. Il fut malheureux.
Elle ne le sut pas. Dévoré de remords, il cachait sa passion comme une honte. Il volait les vieux gants et les fleurs fanées. Avec des cheveux pieusement arrachés au peigne de sa maîtresse, il se fit tresser une bague dont le prix absorba ses économies. Il se fortifia dans l’étude du dessin, et il tâchait de confier à un bout de papier furtif une ressemblance qui le fuyait.
Comme auparavant, Lucie n’attachait aucune valeur à sa présence. Sans intention méchante, elle laissait ouverte la porte de son cabinet de toilette. De loin, les yeux pleins de grosses larmes, il contemplait cette chair blanche, désormais inaccessible. Une fois, comme Lucie raillait les manches trop courtes de sa tunique, il s’abattit sur elle et il sanglotait :
— Tante, tante, ne vous moquez pas, j’ai du chagrin.
Elle le consola, et elle se disait en elle-même :
— Est-il bête d’être susceptible à ce point-là, ce gamin.
Il négligea ses devoirs, eut de mauvaises notes, et ses joues se creusèrent. Sa mère lui enjoignit de boire du quinquina.
Lucie, cependant, compliquait ses aventures en les entremêlant. Elle voulait même s’épargner les intervalles qui les divisaient, transitions critiques où elle souffrait comme d’un manque d’air ou de nourriture. La satisfaction d’avoir beaucoup d’amants n’équivaut pas à celle d’en avoir beaucoup à la fois. Ce dernier plaisir, en outre, contient le premier. Il lui fallait, selon son expression, « du pain sur la planche ».
Derrière un étudiant en médecine, d’une famille de paysans, elle grimpa, rue Malpalu, un escalier noir et nauséabond dont les murs suintaient. Une corde formait la rampe. Le palier du sixième étage servait de chambre au pauvre garçon. Une cloison mal jointe l’isolait. Lucie avisa des toiles d’araignée. Elle voulut repartir. Mais il la retenait par sa robe et il la supplia si humblement qu’elle en eut pitié. En se livrant, il lui sembla qu’elle donnait l’aumône. Au-dessus d’elle une lucarne découpait un rectangle de ciel nuageux. Il pleuvait. Et des nappes d’eau glissaient en s’élargissant le long des vitres. Elle s’en alla, légère, comme après une bonne action.