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Du reste, elle se composait souvent des excuses de ce genre. À Dieppe, où les Chalmin retournèrent, la compassion la jeta aussi dans les bras d’un sourd-muet. Elle visitait un atelier de sculpture sur ivoire. On lui présenta un grand jeune homme brun qui travaillait là pour se distraire. À l’aide d’une ardoise elle l’interrogea. Il écrivit qu’il était très triste et qu’il demeurait seul, rue de l’Entrepôt. Quelle chose affreuse ! Et quelle charité ce serait de lui offrir spontanément des joies inoubliables ! Elle n’y résista pas. Des émotions généreuses et des impressions nouvelles la rémunérèrent de ce dérangement. Elle ne prévit pas le désespoir de l’infortuné, dont le bonheur fut sans lendemain.

Elle eut aussi un poitrinaire. Bien des larmes payèrent le caprice de Lucie.

Et elle eut, toujours par commisération, un petit soldat, un pioupiou de la caserne de Bicêtre. Elle lui apportait, dans un garni, des gâteaux, des brioches, des tablettes de chocolat. Il les avalait comme un affamé. Et il mâchonnait :

— T’es une chouette femme, t’as vu qu’j’étais d’la classe.

Il réclama de la viande. Elle obéit. Il mangeait sans cesse, indéfiniment, des pâtés, du veau, du poulet, du porc. À la caserne il rabâchait de sa « connaissance », « eune borgeoise qui le régalait ». Un de ses pays lui dit :

— T’es un blagueur, Vitcoq, c’est une roulure.

Vitcoq se fâcha tout rouge.

— Mon vieux cochon, j’te parie cinq litres qu’c’est eune borgeoise. T’as qu’à v’ni avé moi, pardine.

Mais au jour fixé, il redouta les reproches de Lucie, et pour s’étourdir, il entraîna son camarade chez un mastroquet. Une heure après, ils arrivèrent en titubant dans la chambre. Et Vitcoq bégayait : « C’est mon bleu, un pays qu’a parié qu’t’étais eune roulure. »

Mme Chalmin s’enfuit.

Une seule liaison se distingua de ces intrigues de trottoir.

Robert ramena de Paris un de ses anciens amis, un compositeur qui se condamnait à la solitude afin de terminer un travail pressé. Henri Blachère loua une bicoque et un jardin, rue de Sébastopol. Il dîna un lundi chez les Chalmin. Le mercredi il fit visite à Lucie. Le jeudi elle la lui rendait.

Il ne la posséda pourtant pas à cette première entrevue. Très épris des femmes, il aimait causer avec elles, surprendre quelque chose de leurs pensées, un peu du mystère que recèlent les plus simples. Il questionna beaucoup sa visiteuse.

Lucie qui, maintenant, se privait de toute confidence imprudente envers les inconnus que le hasard lui envoyait, subit sa crise d’expansion. Elle narra son passé, à peu près véridiquement. Les épisodes fluaient.

Henri restait confondu, l’esprit tumultueux. Il ne s’expliquait pas cette créature complexe. Un problème surtout le hantait.

— Pourquoi donc avez-vous des amants ?

— Mon Dieu, s’écria-t-elle en riant, parce que…

Elle s’interrompit, ne sachant que répondre, comme un marcheur s’arrête soudain devant quelque abîme insondable.

Il insinua :

— Votre mari, peut-être ?

Elle dit vivement :

— Oh ! non… c’est plus fort que moi, c’est si amusant !

Elle lui laissa un souvenir pénible. Il ne put travailler. Une inquiétude lui crispait les nerfs. Il s’ingéniait puérilement à déchiffrer ce caractère au moyen des indications superficielles qu’il détenait. Une soirée fiévreuse l’épuisa.

— Bah ! conclut-il en s’endormant, à quoi sert-il de se creuser la tête ? Ce sera une exquise maîtresse, et demain je ne la manque pas.

Mais une déconvenue cruelle l’attendait. Soit lassitude physique, soit plutôt excès maladif d’imagination, ses sens le trahirent. La peur de défaillances analogues provoqua fatalement d’autres échecs. Malgré ses efforts et la délicatesse de Lucie, il ne put la prendre.

Elle l’intimidait. Avec une courtisane, on se rit d’un insuccès puisqu’on la paye. Avec une mondaine, on le dissimule sous un prétexte quelconque. Mais elle, cette courtisane du monde, elle savait tous les stratagèmes. Tant d’hommes avaient exécuté pour elle l’acte d’amour ! Il craignait ses yeux clairvoyants, son expérience de rouée, les multiples comparaisons qu’elle pouvait évoquer. Et il sentait que son impuissance était irrémédiable.

Il voulut alors projeter de la lumière dans cette obscurité où grouillait l’univers des causes et des motifs révélateurs. Il espérait détruire les formidables obstacles qui empêchent deux êtres, nouveaux l’un à l’autre, de s’étreindre l’âme, et, dans son cas, de mêler leurs corps. La femme que l’on rencontre paraît si lointaine, si ténébreuse, si étrangère. Puis le « peu à peu » de la vie commune vous la rend simple et naturelle. Et l’on se demande où est l’énigme dont on s’épouvantait. Il semble que le frère et la sœur, que l’épouse et l’époux, que de vieux amants se pénètrent tellement bien ! La gêne s’abolit. Rien ne déroute.

Il tenta l’épreuve. Il étudia. Mais la difficulté de sa tâche grandissait à mesure que s’accumulaient les découvertes.

D’ailleurs la perfidie de Mme Chalmin l’égarait. D’un mot elle démolissait l’existence qu’elle s’était bâtie. À telle heure elle déplorait la funeste sensibilité qui la perdait, et flanquait chacune de ses fautes d’une excuse vraisemblable, entraînement, trahison de son mari, pitié pour celui qui l’adorait. À telle autre elle l’écrasait d’histoires fantastiques et se targuait des pires bassesses, accomplies froidement, sans d’autre raison que son bon plaisir.

Finalement il douta de ses moindres paroles. Disait-elle la vérité, ou l’altérait-elle ? L’accent, lui, ne changeait pas, une perpétuelle candeur l’imprégnait. Même en glorifiant sa vertu, tout au plus maculée de deux ou trois peccadilles, elle affirmait avec la même ingénuité.

— Au résumé, déclara-t-il, elle ment toujours, mais elle est toujours sincère.

Quelle base mouvante qu’une telle constatation pour élever l’édifice d’un jugement ! Et à quelles piètres découvertes il aboutit après un mois de patient examen !

Elle n’avait pas de sens : ses contorsions et ses spasmes étaient factices, elle singeait des ardeurs immodérées parce qu’elles illustrent la femme capable de les éprouver.

Elle n’avait pas de cœur : elle n’aimait ni son mari, ni son fils, ni ses amants.

Ce n’était pas une inassouvie, une chercheuse, courant comme certains êtres, après une sensation jamais atteinte. Non. Elle voulait simplement jouir du présent. Chaque aventure la contentait. Elle ignorait la rancœur et le découragement de ceux qui ne peuvent étreindre leur rêve.

Malgré toute apparence, elle n’était pas vicieuse. On l’avait corrompue ou plutôt elle avait exigé qu’on la corrompît. Néanmoins son tempérament demeurait sain et réfractaire aux perversions. Sa conduite ne provenant ni d’appétits physiques, ni de besoins tendres, ni d’une recherche de jouissances raffinées, quelles forces la dirigeaient ?

L’orgueil d’abord, l’orgueil de sa chair : ses yeux vous guettaient, mendiaient un geste d’admiration ; dégrafer son corsage devant un inconnu lui procurait une joie si aiguë qu’elle devait nécessairement en désirer le retour.

Puis une réelle dépravation morale, léguée par son père, cultivée par M. Bouju-Gavart, et s’accroissant de chaque vilenie commise. Elle ne discernait plus la valeur de ses actions. Elle ignorait absolument sa déchéance. Dans la rue, dans un lieu public, elle comptait ceux qui l’avaient possédée, et de leur quantité souriait fièrement.

Enfin, surtout, l’ennui. La province est fastidieuse. Une femme jolie, séduisante, douée d’un mari quelconque et d’instincts maternels ou religieux peu développés, succombera. Quelles distractions pourraient l’en empêcher ? Nous avons tous en nous un vide immense, un abîme qu’il nous faut éternellement remplir. Les uns labourent la terre, d’autres prient, d’autres écrivent, d’autres voyagent, comblant ainsi les heures terribles, les heures où l’oisiveté est un fardeau. Lucie, elle, prenait des hommes.