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« Et puis, quoi ? se dit Blachère, en sais-je plus long ? Ces quelques motifs suffisent-ils à expliquer les vingt ou trente amants qu’elle se prête ? Comment la définir ? Une hystérique morale ? Cependant elle n’a rien de la névrosée moderne, aucun symptôme morbide, ses nerfs ne vibrent pas, et c’est justement une équilibrée, cette créature, une grande équilibrée. »

Il s’avoua vaincu. Tout être reste un mystère pour son prochain. On débrouille un côté de l’écheveau, l’autre s’embrouille. Il est des contradictions déconcertantes. Il est des mobiles lointains, invisibles, qui paralysent les plus récents, et qui mettent en jeu des pensées et condamnent à des actes en opposition flagrante avec le caractère présent. Un petit fait insignifiant, oublié, enseveli sous le tas des événements postérieurs, détermine, à un moment donné, une explosion de courage chez le lâche, de poltronnerie chez le brave, de vertu chez la femme dépravée, de vice chez la femme honnête.

De ses observations il tira cette unique certitude : Lucie était heureuse. Sa vie coulait comme un fleuve puissant. La surface en frissonnait parfois, nul désastre n’en atteignait les profondeurs mornes. L’essence même de cette âme tourmentée restait inaltérable. Rien ne prévalait contre son indifférence. Rien ne troublait longtemps la santé superbe de cette nature. Elle n’était point susceptible d’une affliction durable. Elle n’aimait, ni ne jouissait, ni ne souffrait, elle croyait aimer, jouir et souffrir.

En révolte contre le monde, elle était en accord avec elle-même, avec ses instincts et ses penchants, avec la fatalité de sa chair curieuse et de son esprit perverti, également aussi avec ses besoins extérieurs d’honorabilité. Les circonstances, jeunesse, beauté, fortune, indépendance, favorisaient une harmonie continue entre ses aspirations et ses actes, et cette harmonie lui constituait une sorte de bonheur indestructible.

Ce bonheur émerveillait Blachère. De quelle bourbe le tirait-elle ? Par quel miracle pouvait-elle le savourer ? Il lui fallait son cerveau, spécialement organisé en vue de cette existence, et son corps, insensible à la fatigue et aux intempéries, pour qu’elle ne devint ni folle ni malade. Il fallait sa souplesse pour se plier aux manies respectives de tous ces êtres. Il fallait surtout son hypocrisie géniale pour mener cette existence et pour que le monde ne la connût point.

C’était là son arme de défense la plus efficace, dans son extraordinaire duplicité, dans la fourberie de son regard, de sa bouche et de son sourire, dans la fausseté de sa marche et de ses manières, dans la trahison de ses vêtements modestes, dans les grimaces de son affection de mère et d’épouse. Incessamment, sans une minute de repos, elle jouait un rôle. Elle gardait un éternel travestissement, un masque soudé à son visage. Comédie indispensable, car la lutte n’était point seulement entre elle et son mari, entre elle et ses amants, mais entre elle et toute une ville. Et cette ville, méfiante et mauvaise comme les villes de province, elle la dupait, elle la bafouait.

Quelle force dangereuse qu’une telle femme ! À juste titre, Blachère se considérait comme le seul être intelligent qui eût approché d’elle. Les autres l’avaient désirée, jamais ils ne s’étaient enquis du problème qu’elle offrait. Ils ne pouvaient donc deviner les périls de son intimité, ni même en pâtir.

Mais lui, des quelques notions récoltées, une peur effroyable l’envahissait. L’atmosphère qu’elle dégageait, il la sentait abêtissante, meurtrière. La volonté la plus virile se dissolvait, comme désagrégée par le poison de ses yeux et de sa voix. C’était la femelle, dévoratrice des pensers mâles, la brute hostile aux nobles conceptions. Ses idées le fuyaient. Tout travail devenait une torture. Il ne dormait pas. Sa peur grandissait, et la vision des lâchetés et des capitulations probables où l’avenir le réduirait, rendait ses angoisses intolérables. Il s’en alla.

Son départ soulagea Lucie. Blachère lui absorbait inutilement un temps précieux. La route était longue, rude. Elle la parcourait souvent. Autant de journées perdues. Elle se rattrapa. Tout d’abord, elle voulut remédier à un inconvénient dangereux.

Bien que répugnant à fréquenter les mêmes hôtels, elle devait violer parfois cette règle. Ainsi, aux Deux-Œillets, le patron la saluait comme une habituée. Elle entendait les bonnes chuchoter. « Voilà la dame du 3. » Et invariablement, on lui ouvrait la porte de ce 3, la chambre d’honneur, dont on réservait aux hôtes de marque les rideaux vert pomme, le papier rose et le lit d’acajou. Que le hasard y menât une personne de ses relations, elle se trouvait compromise.

Son salut exigeait donc un appartement privé, dans un endroit convenable et assez central pour que sa présence assidue n’y parût pas insolite.

Après avoir battu divers quartiers elle fixa son choix sur le passage Saint-Herblant. Il communique avec deux rues importantes et se brise en angle droit vers le milieu, sécurités appréciables. Une visite à M. Lesire paya les premiers frais. Le vieillard consentit même à ce qu’on mît le local sous son nom.

Lucie, dorénavant, fut chez elle. Nul péril ne la menaçait. Le passage est un peu sombre. Elle entrait par la rue de la Grosse-Horloge, sortait par la rue Grand-Pont. En face de son escalier, se développait l’étalage d’un bouquiniste sans cesse plongé dans la lecture de ses livres.

L’entresol se composait de deux pièces, un petit salon et une chambre. Elle les arrangea gentiment, grâce aux largesses et à la complaisance de M. Lesire, qui servait d’intermédiaire entre Lucie et le tapissier. Les murs, les parquets et les plafonds furent recouverts. Une armoire renferma du vin et des liqueurs. Elle multiplia les glaces.

Combien de fois elle eut à se féliciter de sa décision ! Que de temps gagné ! N’avait-elle qu’un rendez-vous ? Elle l’expédiait en deux heures, et disait à Robert :

— J’ai à peine pris l’air, aujourd’hui, j’étais moulue.

Plusieurs engagements la liaient-ils ? Elle les tenait aisément, sans galoper d’un bout de la ville à l’autre. Au premier favorisé, elle soupirait :

— Hélas ! il faut que tu me quittes, mon ami, j’ai des courses importantes.

Vingt minutes après, le second arrivait. Elle lui mesurait sa part d’entrevue, puis le congédiait avec une excuse analogue. Ainsi du troisième.

— Un vrai salon de consultation, ricanait M. Lesire, que Mme Chalmin régalait de ses confidences, on s’y succède ; l’avantage, c’est qu’on n’attend pas.

De ce « sanctuaire » elle écarta les messieurs de son monde et tous ceux dont elle se supposait connue. Les élus comptèrent parmi la population flottante, représentants de commerce, voyageurs, capitaines de navire, artistes en tournée. Des gens en résidence, elle n’accepta que les professeurs, les officiers ou bien les individus d’un autre milieu que le sien, petits bourgeois, commis de magasin, boutiquiers, clercs de notaire.

N’habitant Rouen que depuis son mariage, ne se tolérant aucune allure excentrique, elle n’avait pas l’incommode notoriété d’une Rouennaise. En outre de faux noms déguisaient sa personnalité, et diverses fables, appropriées à chacun, dépistaient la malveillance.

Ce fut un bizarre défilé des types les plus disparates. Il y eut un Suédois, un ténor, un sous-préfet, un prêtre défroqué, un manchot, et tout cela pêle-mêle, au hasard des rencontres.

Le seul prix de ces intrigues, d’ailleurs, résidait dans les contrastes. Envisagées séparément, elles étaient monotones et banales. Tout au plus, pourrait-on citer un trésorier-payeur, à qui elle soutira un billet de mille francs, un employé télégraphiste qui la battit, un malheureux président de chambre sur qui elle se vengea, et un monsieur « très bien » qui lui emporta toutes ses liqueurs, la pendule et différents objets.