Выбрать главу

I

Au balcon d’une villa rose, à l’extrémité de la promenade des Anglais, Mme Chalmin reposait sur une chaise longue. Une large ombrelle de coutil blanc et rouge, fixée à un bâton de fer, se déployait au-dessus d’elle. Une couverture cachait ses jambes. Un châle lui enveloppait les épaules.

Ses yeux apprenaient le paysage. À droite le cap d’Antibes ceignait l’horizon. À gauche la Promenade et le quai du Midi s’arrondissaient, suivant la courbe des rives. Puis s’étageaient le vieux Nice, la butte isolée du Château, la côte de Villefranche et, par derrière, les montagnes.

En face d’elle, le golfe, si joliment appelé la Baie des Anges, la grande mer, si monotone et si lassante pour qui la connaît, si prestigieuse aux premières visions.

L’eau bleue dormait sous le ciel à peine plus pâle. Aucun souffle n’en faisait palpiter la surface. Elle ne respirait pas. On la sentait paresseuse, flâneuse, incapable de révolte et de méchanceté comme les océans, ces mâles qui se cabrent, rugissent et engloutissent. On l’eût crue morte plutôt. Et de cette impassibilité naissait une paix infinie, la paix de ces contrées qui vous sature l’âme, et la détend comme un bain réparateur.

Lucie s’efforçait d’admirer. À voix basse elle répétait : « C’est magnifique. » Les détails surtout la subjuguaient. Une petite barque blanche tachetait la mer au loin, et elle s’étonnait qu’elle changeât de place, bien qu’en apparence immobile.

Mais les arbres captivaient son attention. Ils diffèrent tellement de ceux que l’on contemple d’ordinaire ! Un eucalyptus se dressait à quelque distance, énorme, imposant, d’un vert sombre, les feuilles en forme de larmes. Son tronc s’écaillait, comme un écorché dont on détache des bandes de peau. Tout proche, un morceau de jardin montrait un échantillon des diverses essences exotiques. De frêle bambous titubaient les uns contre les autres. Au bout de sa haute tige un yucca perchait sa tête de loup aux cheveux épandus. Un aloès gigantesque, d’une symétrie de candélabre, hérissait ses feuilles dures et piquantes, bordées d’un liséré jaune. Un misérable cactus, la plante-paria, vilain, terrifiant, pitoyable, se tordait à terre comme un supplicié.

Partout fusaient ou s’élargissaient des palmiers de toutes sortes. Devant elle, sur l’allée, ils alternaient avec des arbres étranges, récemment étêtés, entièrement nus, à silhouette de monstre mythologique. Du sommet même du tronc, un tronc velouté, couleur loutre, s’échappaient en gesticulant d’innombrables bras, pareils à des tentacules de pieuvre, des bras biscornus, tortueux, dénués de main, mais terminés par de petits doigts trapus et sans phalanges.

La voix de sa mère la tira de sa torpeur. Mme Ramel rangeait la chambre et vidait les malles en compagnie de la bonne. Elle cria :

— Tu n’as pas froid, Lucie ?

— Oh ! non, maman, le soleil est brûlant, et puis l’air est délicieux.

Elle le humait à grandes aspirations, cet air du Midi, d’un goût si spécial, d’une odeur si fraîche, cet air qui semble l’haleine de la mer, et qui mêle à la brise du large les parfums cueillis aux citronniers et aux orangers. Elle le buvait comme un breuvage dont le gosier se réjouit. Elle en emplissait sa poitrine malade. Elle s’en lavait le visage. Elle en humectait ses membres las. Elle dit à sa mère :

— C’est drôle, l’air, ici, quand on ouvre la bouche, il en vient plus qu’ailleurs, et puis il vous rend léger, il dégonfle les paupières, il débouche les pores de la peau.

Soudain, dehors, elle aperçut son mari et son fils, plantés devant le trottoir opposé, en quête de son regard. Ils portaient des fleurs, des bottes de fleurs. Elle les trouva gentils, tous deux. Elle sourit et leur envoya des baisers de sa main maigre et pâle.

Robert s’assit auprès d’elle, et l’embrassant :

— Comment vas-tu, chère petite ?

Elle répondit gaiement :

— Très bien, je t’assure.

Il reprit :

— Plus de douleurs ?

— Pas du tout, c’est fini.

— Hélas ! prononça-t-il, quand seras-tu guérie ? Tu le mérites. Tu as souffert plus qu’on ne devrait souffrir.

Ses yeux se mouillèrent. Il pressa tendrement entre ses mains les tempes de sa femme et dit en tremblant :

— Pauvre, pauvre bébé.

Son émotion gagna Lucie. Elle vit sa mère qui la contemplait avec tristesse, elle vit l’enfant, silencieux, qui la fixait de ses prunelles songeuses. Et un bien-être ineffable la pénétra. Comme elle était aimée ! Une atmosphère chaude flottait autour d’elle. Elle savait que ses moindres plaintes éveillaient un écho compatissant et que ses cris douloureux déchiraient des cœurs. Et ce lui était très doux, cette sympathie anxieuse.

Elle se pencha vers Robert et murmura :

— Tu es bon, et je t’aime bien.

Il se leva rapidement.

— Dieu me pardonne, nous allons pleurer… À propos, Lucie, le docteur qu’on nous a recommandé doit passer ce matin. J’en arrive.

S’adossant à la balustrade, il interrogea :

— Cela te plaît-il, ce chalet ? J’ai eu assez de mal à le dénicher ! Heureusement que je vous avais devancées de trois jours. Tout est plein de ce côté.

On sonna. C’était le docteur. Lucie rentra, soutenue par sa mère et son mari.

Ils expliquèrent qu’à la suite d’une péritonite, compliquée des phénomènes morbides les plus alarmants, une pleurésie, en déplaçant le siège du mal, avait sauvé la jeune femme. La convalescence, longue, pénible, accidentée de rechutes et d’infirmités, avait exigé cinq mois de chambre, après lesquels les médecins ordonnèrent le Midi pour achever la guérison.

Le docteur visita Lucie, l’ausculta, ne découvrit rien d’anormal. Les conséquences du voyage nécessitaient cependant un repos d’une ou deux semaines. Plus tard, de grands ménagements seraient indispensables.

— Je vous obéirai, docteur, promit-elle, j’ai si hâte de me remettre.

Huit jours après, Chalmin, réclamé par ses affaires, boucla sa valise. Ce départ affligea Lucie. Elle gémit :

— Comme je vais m’ennuyer sans toi !

Ces mots le ravirent. L’état critique de sa femme avait opéré entre eux un rapprochement dont il savourait les manifestations.

Elle le fit approcher et tout bas :

— C’est la première fois que nous serons séparés si longtemps, tu seras sage ?

Il pouffa de rire. Elle eut une moue comique :

— Ah ! je ne t’en voudrais pas, ce n’est pas drôle une femme comme moi, à ton âge. Mais, vois-tu, je serais trop malheureuse si j’apprenais que tu m’as trompée.

Elle disait cela sincèrement, avec une angoisse réelle, du plus profond de son âme effrayée d’une telle perspective.

La fin de l’automne s’écoula dans l’isolement et la tranquillité. Le temps fut favorable. Dès le matin, Lucie se transportait sur le balcon. Elle y déjeunait et ne s’enfermait qu’au coucher du soleil. Mme Ramel menait l’enfant à un pensionnat, puis accomplissait ses dévotions. Et Lucie demeurait seule.

Elle ne s’en plaignait pas. Toute conversation prolongée l’abattait. Elle exécuta des travaux au crochet et tricota pour les indigents. Un cabinet de lecture lui fournit des livres. Elle choisissait les histoires de cape et d’épée et les drames de feuilleton. Les romans l’ennuyaient. L’adultère est leur unique base, sujet qui lui agréait peu.

Mais le plus souvent le tricot ou le volume s’échappait de ses mains. Et des souvenirs glissaient devant son esprit comme des tableaux fugitifs.

Rarement ils remontaient au delà de sa maladie. Il lui eût fallu trop d’efforts pour s’introduire dans son passé, cette forêt de broussailles et de ténèbres, inaccessible aux explorations. À peine osait-elle s’appesantir sur les détails de son avortement. Mais elle évoquait les périls qui en avaient résulté.

Ces souvenirs ne se composaient cependant que de douleurs revécues. Elle se rappelait le grand frisson initial, où elle se croyait prise par le crâne et secouée ainsi qu’un squelette. Ses doigts, ses pieds, ses oreilles se congelaient, sa langue se changeait en un morceau de glace, une langue dure, effilée, rêche comme celle d’un perroquet. Son haleine même, en s’exhalant, lui emplissait la bouche d’un air froid. Un fer rouge s’enfonçait en ses entrailles. On lui arrachait les reins. Le poids des couvertures était intolérable. L’effort pour tousser ou éternuer la martyrisait.