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Lucie fut choquée. Un groupe de personnes âgées auxquelles Mme Ramel et sa fille se mêlaient quelquefois, la renseigna. Depuis des années, Mme Chantreuil défrayait les potins de la ville. On savait l’histoire de sa première faute, on n’ignorait rien de la seconde, ni de la troisième, ni de toutes les farces qu’elle se permettait. Elle ne se cachait pas. Elle affichait plutôt le scandale de ses mœurs. Les salons respectables lui étaient fermés.

— Qu’elle est ridicule ! bougonna Mme Chalmin, indignée de ces fanfaronnades.

Elle ajouta :

— Et le mari, se doute-t-il ?

On répondit :

— Peuh, probablement, mais que voulez-vous ? il y a des enfants.

Le pauvre homme, elle le plaignit. Son nom traînait dans la boue. Chaque vilenie de sa femme l’éclaboussait de honte. On souriait à son passage. Il devinait l’apitoiement des poignées de main et la moquerie insultante de l’intérêt manifesté. Cependant, l’amour de ses enfants le condamnait au silence.

Et soudain cette idée la heurta : Robert, lui aussi, se taisait peut-être par devoir paternel. Il acceptait l’infamie pour que son fils, devenu homme, n’eût pas à rougir de sa mère !

La conscience de sa propre hypocrisie la rassura. Ses péchés ne retombaient que sur elle. L’honneur du mari, l’honneur du nom, restaient saufs.

Malgré tout, elle garda de cet incident une contrariété légère.

Un jour, un monsieur de leur groupe, au Casino, formula :

— Mme Chantreuil n’est pas une exception, toutes les villes possèdent un ou plusieurs échantillons de cette variété. L’ennui provincial est un merveilleux fumier où l’adultère germe spontanément. Et, notez-le, une passion vraie s’y rencontre moins que ces sortes de fantaisies rapides où n’entre que de la curiosité malsaine. Ce qu’il y a d’étrange, chez la plupart de ces femmes, c’est leur besoin de braver l’opinion publique.

Et il ajouta :

— D’ailleurs, dissimulées ou non, leurs frasques sont notoires, vu l’exiguïté des villes et l’importance des papotages.

Mme Chalmin frissonna. Avait-elle seule réussi, par un prodige d’adresse, à tromper la clairvoyance du monde ? Des bruits circulaient sur son compte, elle ne le niait pas, mais ces bruits avaient-ils un caractère de certitude ? L’absence est mauvaise aux coupables. Leurs crimes se découvrant grâce à la lente fermentation des racontars et des hypothèses. Des coïncidences s’éclaircissent. Les accusations disséminées se rapprochent, s’étayent, forment un tout compact.

D’affreux pressentiments l’envahirent. Elle prévit des accueils froids et des figures glaciales. Elle eut hâte de retourner à Rouen pour tenir tête aux calomnies.

Cette effervescence amena un mouvement de fièvre. Elle se fit d’amers reproches. À quoi bon se tourmenter ? Elle ne retourna plus au Casino.

Et la saison s’acheva sans rien de saillant. Le carnaval désappointa ces dames. Elles assistèrent, d’un balcon, aux batailles de fleurs, puis, d’un autre, aux batailles de confetti. Elles ne s’y amusèrent pas. La gaîté du peuple leur parut grossière et factice.

Le printemps survint. Elles parcourent assidûment la route de Monaco. Les fleurs embaument. Des haies de roses sauvages bordent le chemin. Les oliviers épanouissent leur feuillage délicat et poussiéreux. Des enfants lancent dans la voiture de petits bouquets sales. Lucie se renversait et ruminait des songeries vagues et incohérentes.

À Monte-Carlo, la peur des émotions la chassait des salles de jeu. Elle préférait les concerts.

On dînait parfois au restaurant de Paris. Et l’on revenait le soir. Des clairs de lune argentent la mer. Un doux bruissement de flots monte. Les odeurs sont plus capiteuses. Les sabots des chevaux résonnent plus nettement au pied des hautes montagnes.

Ces dames s’écriaient : « C’est merveilleux… magnifique… une apothéose de féerie. » Lucie s’intéressait au phare de Saint-Jean. Elle étudia les intervalles de lumière et d’obscurité. Et elle prédisait la seconde exacte du changement.

Le départ approchait. Elle ne le désirait ni ne le redoutait. Elle ne se traça aucun plan de conduite. Pas plus que dans son passé, elle ne pénétra dans son avenir. Que serait-il ? Elle n’en savait rien, ne se le demandait même pas. Les projets fatiguent. Trop d’imagination surexcite. L’espérance et le souvenir sont des hôtes perfides. Le bonheur consiste souvent à sécréter de petits rêves, courts, immédiats, positifs, les rêves d’un estomac qui digère facilement, les rêves d’une chair bien portante.

II

Elle éprouva, dès son arrivée à Rouen, l’impression ordinaire des personnes qui réapparaissent après une longue absence. Elle se croyait un phénomène pour les passants. Elle se montra dans les rues principales. Sa présence devait y faire révolution, depuis un an qu’on ne l’y voyait plus ! Elle attribua aux gens qui la saluaient un air ahuri. Et elle se disait : « Voilà quelqu’un qui va parler de moi… bientôt on colportera : « Vous savez, Mme Chalmin est ressuscitée. »

Ce plaisir savouré, un autre le remplaça.

Un matin, comme elle flânait au lit, Robert la pria de s’habiller et de descendre. Elle le rejoignit au plus vite. Ils gagnèrent la cour où donnaient les anciens bureaux de la rue Stanislas-Girardin.

Leur transformation la frappa. Robert ouvrit une porte : elle aperçut un fort cheval de coupé bai-brun, de robe luisante. À côté, une remise contenait un trois-quarts et une victoria.

Elle eut une commotion telle qu’elle en demeurait muette. À la fin, elle s’abattit sur la poitrine de son mari. Ses yeux étaient humides. Tout de suite elle étrenna son attelage par un tour à travers la ville.

La joie de cette nouveauté se maintint plusieurs semaines. Elle inventait des courses qui nécessitaient l’arrêt de la voiture devant les grands magasins. Elle se levait brusquement au milieu d’une visite en s’excusant :

— Vous me pardonnerez, j’ai mon coupé en bas et mon cheval s’impatiente, il est si ardent !

Son chiffre s’étalait, bleu et jaune. Elle trouvait au cocher, très correct en la livrée mastic qu’elle avait choisie, un aspect décoratif. Un coussin capitonnait la banquette du fond. Une peau de bête servait de couverture. Elle connut ce qu’elle appelait les raffinements du luxe.

La réorganisation de sa maison requit toute sa vigilance. L’exemple de Mme Ramel, à Nice, avait fortifié ses aptitudes déjà remarquables, de bonne ménagère. Elle vérifia les comptes de cuisine inscrits durant les mois que son mari avait mangé seul. Elle fut indignée de cet examen.

— Mon pauvre ami, dit-elle à Robert d’un ton protecteur, tu ne t’y entends nullement, on t’a exploité. D’ailleurs, les hommes !…

Elle renvoya la cuisinière. Elle devint plus exigeante avec les domestiques. Auparavant elle craignait de se les aliéner et qu’ils ne démentissent les explications fantaisistes qu’elle avançait à son mari sur ses heures de sortie et de rentrée. Leur témoignage ne l’effrayant plus, elle les rudoya.

Elle se levait tôt, surveillait la toilette des salons et des chambres, touchait de l’index le dessus des meubles pour juger de leur propreté et n’épargnait ni les reproches ni les menaces. Son apathie de Nice, effet du climat et de sa santé détraquée, se résolvait, sous d’autres influences, en un besoin d’action qu’elle satisfaisait notamment dans les menus et multiples détails de son intérieur. Mais sa lutte contre le monde fournissait aussi une besogne sérieuse à son énergie.

Mme Chalmin ne s’était point trompée. Sa réputation avait souffert de l’éloignement. Non que Lucie se fût trahie par quelque imprudence ou quelque atteinte à ses règles habituelles. Ses admirables précautions n’avaient point manqué leur but. Le mal provenait de ses amants eux-mêmes.