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Robert transigea. Il adopta le satin, les rubans, les crevés, les bouillonnés. Mais à aucun prix il ne voulut sacrifier la lance et le casque à salade.

— Tout le bonhomme est là, ma chère, supprime les accessoires, et il n’existe plus.

La réussite de ce bal dépassa leurs prévisions. La haute société de Rouen y afflua. Lucie, en bohémienne, conquit tous les suffrages. Parmi les cavaliers inscrits sur son carnet de danse, elle compta quatre de ses anciens amants. On loua sa tenue et son tact.

Robert fut un don Quichotte désopilant, superbe de désinvolture et de fantaisie. Il se tailla un gros succès.

Les préparatifs de cette fête et le prolongement de surexcitation qui en découla absorbèrent Mme Chalmin pendant quelques semaines.

Un événement approchait qui continua la série de petits plaisirs et de petites occupations dont se contentait son activité. Son fils allait faire sa première communion.

Le dimanche elle le menait à la grand’messe et aux vêpres, corvées où elle ressentait un ennui incommensurable et la volupté du devoir accompli. Mais peu à peu des émotions convenables la pénétrèrent. L’encens la grisait. La majesté de la cérémonie, l’ampleur des voûtes, la voix du prêtre, le rhythme des chants sacrés l’écrasaient de respect. Elle vénérait son fils, cet être pur, cette âme blanche, son fils, semblable à l’agneau sans tache dont parlait le prêtre au catéchisme.

Elle courut les magasins pour les emplettes nécessaires et elle ne lésinait pas, jugeant que rien n’était digne de lui. Elle refusa les cadeaux qu’on voulait lui offrir. Elle désirait tout acheter elle-même. Avec quelle piété elle choisit le livre de messe en cuir de Russie noir et le chapelet aux grains de lapis cerclés d’argent !

Le grand jour arriva. René lui parut adorable dans son uniforme bleu à veste courte, cintrée à la taille et ornée d’une double rangée de boutons d’or. Un ruban blanc aux franges étincelantes entourait son bras.

À la dernière minute l’enfant s’accusa d’avoir omis un péché. Il sanglotait. Il fallut le conduire au confessionnal. Ce scrupule ravit sa mère.

L’église resplendissait de clarté. Les orgues versaient des ondes d’allégresse. Du soleil illuminait les vitraux. Lucie, agenouillée, priait, le cœur fervent.

Des théories de garçons défilèrent devant la Sainte Table. Elle aperçut son fils qui marchait, la tête basse, le dos recueilli. Elle se prit à trembler. Elle répétait :

— Oh ! mon Dieu, oh ! mon Dieu !

Il se courba, mit la nappe sous son menton. Le prêtre agita l’hostie divine. Lucie pleura.

III

Et son bonheur persistait…

… Non point un bonheur fait de joies réelles et de grandes ivresses, mais cet état de béatitude passive que causent l’absence de chagrins et la satisfaction des appétits essentiels.

Sa vie avait été coupée en deux, net, d’une incision précise, comme une plaine où s’entr’ouvre subitement un abîme. Et l’abîme était insondable, et si large que d’une rive elle distinguait à peine l’autre rive, cette terre où elle avait connu de plus intenses félicités. Elle la voyait confusément, effacée, estompée, ainsi qu’à travers un voile de brouillard. Et elle n’avait, en aucune façon, la nostalgie de son ancienne patrie. Comme une plante gonflée d’une sève généreuse, elle prenait racine dans le sol où la jetait le hasard, et que ce sol fût riche ou rocailleux, humide ou sec, elle y croissait en toute liberté.

Çà et là, à son lit de douleur, aux palmiers des Anglais, aux roses de la Corniche, à la cime du Righi, aux rocs du Saint-Gothard, restaient accrochés les derniers lambeaux de son enveloppe défunte. L’air pur de la baie des Anges, l’air vif des montagnes avaient nettoyé son corps.

Et comme toujours, elle s’abandonnait au gré des circonstances, ainsi qu’une chose inerte ballottée par la mer. Les vagues étaient gigantesques autrefois, elle montait à leur crête, roulait dans leurs gouffres, secouée, retournée, lancée de droite et de gauche. Aujourd’hui, sur l’onde assagie, elle flottait, confiante, sans un mouvement, suivait le courant paresseux qui l’emportait insensiblement vers la vieillesse.

Tant qu’elle avait pu demander beaucoup à la destinée, sa part ne la satisfaisait pas, et elle avait beaucoup exigé. Maintenant que ses droits diminuaient, ses besoins se restreignaient et elle acceptait, sans récriminations, le peu qui lui était octroyé.

Son genre d’existence ne changeait pas parce que ses goûts avaient changé, mais ses goûts plutôt se conformaient au genre d’existence que lui imposaient des forces multiples.

D’abord elle eût été incapable de reprendre sa vie dissipée. Quoiqu’elle ne fût alors jamais lasse de ses aventures, elle gardait la sensation mal définie d’une insupportable fatigue, et de cette fatigue imaginaire elle éprouvait une réelle courbature. La seule idée d’une chute lui brisait les membres. Il lui semblait que ses reins en seraient meurtris.

Puis, en bloc, son passé l’effrayait. Elle le considérait comme quelque chose de noir et de lugubre, une époque funeste où même elle avait dû subir de grandes infortunes. Il ne s’en détachait que les rares minutes de ses souffrances et de ses désillusions. Et elle appréciait d’autant plus la quiétude du présent.

Quel effort il lui eût fallu pour recommencer ses poursuites, pour répondre à un inconnu, se rendre à son hôtel, se déshabiller devant lui, se donner surtout et jouer son rôle monotone d’amoureuse ! Elle avait si souvent exécuté ces actes ! Rien ne l’intéressait désormais de cette comédie, dont elle savait toutes les phases.

La crainte du monde aussi la retenait. On ne peut éternellement se gausser de lui. Un jour vient où la vérité se découvre. Il se méfiait déjà. Une preuve quelconque suffirait à l’instruire. La perspective de ce dénouement inévitable lui inspirait une réserve salutaire.

En outre, une infinité d’autres causes l’influençaient. Dès le retour du Midi, de nombreux plaisirs l’avaient dédommagée de son honnêteté, sa voiture, plus tard le voyage en Suisse, plus tard l’éducation de son fils et sa lutte contre Mme Berchon. Ces divertissements, bien que mesquins, avaient adouci cependant la brutalité de la transition. Ils masquaient un vide qui, sans eux, eût paru intolérable. D’autres, analogues, qui leur succédèrent, finirent même par constituer, avec l’habitude, des distractions équivalentes pour Lucie à ses débauches anciennes.

Mais, avant tout, l’arrêtait un obstacle invincible : la maladie avait déformé son corps. La taille s’était épaissie, les seins tombaient, des rides notamment rayaient le ventre. Quoiqu’elle refusât de se l’avouer, la conscience sourde de ces imperfections abolissait l’envie d’étaler sa nudité. Son orgueil ne fléchissait pas, elle en enfermait le culte en elle-même, comme une religion mystérieuse dont elle était, à elle seule, la prêtresse et la foule des croyants.

Elle ne souffrait point de ce sacrifice. Tant de fois elle avait offert son corps et surpris l’extase des élus admis à le contempler, qu’elle se trouvait blasée sur cette catégorie de jouissances.

Du reste, quels que fussent les motifs auxquels obéît Mme Chalmin, elle ne s’embarrassait pas à les démêler. Elle constatait ceci, simplement : sa conduite ne lui convenait plus, elle vivait donc d’autre sorte. Jamais même elle ne songeait à ces questions. Jamais elle ne se laissait glisser aux rêveries douces où surgissent, avec leurs sourires et leurs larmes, les heures d’antan. À peine certains souvenirs s’éveillaient-ils au choc d’un incident fortuit, rencontre d’amant, vision d’endroit fréquenté. Et ces souvenirs ne lui procuraient ni enchantement ni amertume.