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Elle ne regrettait rien. Elle avait plutôt un sentiment de plénitude. Elle ignorait la tristesse de ceux qui regardent en arrière et à qui paraissent creuses des périodes d’années, des années futiles, sans bien ni mal, sans gloire ni désastre, des années perdues, irréparablement, cinq, six, sept à retrancher du maigre lot qui nous est échu.

Une telle désespérance lui était épargnée. Sa jeunesse formait une chaîne de jours où nul maillon ne manquait. Peu d’entre eux qui ne fussent illustrés de quelque événement saillant.

Cette idée l’avait jadis frappée durant l’une de ses dernières visites à M. Lesire. Elle arrachait les feuilles d’un calendrier. Et elle dit en riant une de ces phrases cyniques dont elle était coutumière :

— Je pourrais presque établir un calendrier, moi aussi, avec l’histoire de ma vie. Je canoniserais mes amoureux : Saint-Amédée, Saint-Bouju, Sainte-Marthe, Saint-Lesire. Et en bas je raconterais en substance l’anecdote d’un jour correspondant : aujourd’hui mon mariage, demain premier faux pas, après-demain deuxième, ici une rupture, plus loin une autre chute. Les trois cent soixante-cinq cases seraient remplies.

De là naissait une satisfaction. Elle oubliait ce qui composait cet amas de réminiscences pour ressentir l’agrément que donne une mémoire bien garnie, un spectacle d’ensemble, où nulle interruption fâcheuse ne déroute l’esprit. Son passé lui plaisait, de ce plaisir vague que procure la vue d’un fruit par sa rondeur et la cohésion de sa masse. Un trou vous y choquerait, et l’insuffisance des yeux ne permet pas d’en distinguer les parties blettes et gâtées.

Des mois s’ajoutèrent à des mois. Les Chalmin allèrent à Cauterets et en Espagne, la saison suivante sur les bords du Rhin. Et d’autres mois vinrent.

Lucie se fanait vite. La peau de son visage revêtait des teintes jaunes. Sa démarche s’alourdissait. Elle se soignait moins. Ne renouvelant plus ses dessous élégants, elle se servait de son linge de trousseau. Elle eut un corset qui accentua le grossissement de sa taille. Ses robes furent plus riches et plus disgracieuses.

Le moral aussi s’épaississait. Elle devint pot-au-feu, maniaque, « regardante », tracassière avec les domestiques. Elle leur mesurait la nourriture et réduisait la quantité de beurre employée à la cuisine.

Dans le monde elle acquérait une place prépondérante, grâce à sa fortune et à ses réceptions. On la considérait. Les jeunes maris la citaient en exemple à leurs femmes.

Elle s’estima assez forte pour couper court aux relations qui ne réunissaient pas toutes les garanties d’honorabilité. Elle se créa des ennemis. Que lui importait ? Son salon fut réputé d’accès difficile : on essaya d’en franchir le seuil.

Son ambition lui suscita l’envie de se tourner vers Mme Bouju-Gavart. Elle s’en ouvrit à Robert qui acquiesça :

— Tu as raison, elle a eu de graves torts, seulement tu es la plus jeune, et c’est à toi de faire les premiers pas.

Elle se crut très miséricordieuse en accomplissant cette démarche. Le pardon des injures est l’attribut des nobles caractères. La bonne de Mme Bouju-Gavart la pria d’attendre, puis revint avec cette réponse : Madame était souffrante et ne recevait pas. Une seconde tentative fut également infructueuse.

Mme Chalmin en conçut un grand étonnement. Cette ingratitude la navrait. Elle dit à son mari :

— À quoi sert d’être esclave de son devoir !

En visite, elle prenait une part active aux potins. Les amours des autres la captivaient, comme un soldat retraité frissonne au bruit du canon. Ses jugements étaient durs et causés moins par sa rigueur de femme envers une autre femme, que par son mépris pour ces sottes qui se compromettaient. On admirait son inflexibilité.

Une occasion excellente donna libre cours à cette humeur vertueuse.

Au lycée, le jeune Chalmin progressait. Sa mère ne pouvait plus le suivre dans ses études, mais elle le stimulait au travail et les succès de René la récompensaient. La suprématie cependant demeurait à Max Berchon.

Les deux concurrents faisaient leur quatrième. Ils tenaient la tête de la classe. Mais malgré quelques triomphes en mathématiques, René n’espérait pas dérober à son rival le prix d’excellence. Lucie enrageait.

Or, tout d’un coup, un bruit incroyable éclata en ville : Henriette Berchon avait pris la fuite. On savait le nom du monsieur. Mme Chalmin se renseigna. La nouvelle était exacte.

Immédiatement, elle se mit en campagne. Elle trouva le monde fort émotionné. La plupart de ces dames même niaient la possibilité d’un tel événement.

Elle affectait d’abord de ne point comprendre leur stupéfaction. Que voyaient-elles d’invraisemblable en un fait aussi naturel ? Une femme habillée comme Henriette, extravagante, coquette, indifférente à l’opinion publique, ne devait pas finir autrement. Puis son indignation débordait :

— J’ai beau me raidir et vouloir défendre une ancienne amie, je ne peux pas. Il y a des choses qui n’admettent pas l’indulgence.

Une jeune femme insinua :

— Je la connaissais, moi, Henriette. Elle était si gentille, si bonne. Somme toute, on n’avait à lui reprocher que ses toilettes et son dédain du qu’en-dira-t-on. Elle avait beaucoup de cœur. Son mari et elle ne se sont jamais entendus. Il était avare, la boudait pour une note de couturière, s’abaissait à supplier les marchands de ne rien vendre à sa femme. Il la poussait à bout. Elle a aimé ce monsieur, elle lui sacrifie tout, il y a là une certaine crânerie. Et puis on disait tant de mal d’elle, sans preuve, qu’elle n’avait rien à sauvegarder.

Mme Chalmin l’interrompit sèchement :

— Vous avez une manière de juger ! Permettez-moi de ne pas avoir la même.

Elle se rendit aussi près du maître de pension :

— On vous a sans doute mis au courant d’un scandale qui a eu votre parloir pour théâtre. Mme Berchon m’a grièvement offensée. Je me suis tue, par dignité, et j’ai eu raison, car vous voyez à qui j’avais affaire.

Ce départ d’Henriette l’obsédait. Elle en rabâchait à Robert les péripéties probables. Devant son fils même, elle ne se contenait pas.

Il advint que René, disputant avec Max, lui jeta des injures sur sa mère. Max, doué de muscles plus solides, lui administra une correction un peu brutale et lui cassa deux dents d’un coup de poing. Lucie se plaignit. On voulut obtenir des excuses du jeune Berchon. Il refusa. Il fut renvoyé. Ce changement de pensionnat détraqua ses habitudes. Il n’eut plus d’ardeur au travail. René décrocha le prix d’excellence. Quelle victoire pour Lucie !

Entre M. et Mme Chalmin l’entente ne cessait de régner. Jamais la moindre querelle ne troublait leur bonne intelligence. Elle le prisait beaucoup.

Elle ne se sentait aucun repentir envers lui. Un jour elle s’assit sur ses genoux et prononça :

— Regarde-moi bien en face et réponds-moi franchement.

Comme il riait de cette solennité, elle le gronda :

— Non, sois sérieux, c’est une inquiétude qui me tourmente souvent et dont je voudrais être délivrée. Dis-moi, t’ai-je rendu heureux, mais là, absolument heureux ?

Il répéta d’un ton grave :

— Entièrement heureux, Lucie, pas une minute de ma vie je n’ai regretté notre union. Cette affirmation ne l’absolvait-elle pas ? Car enfin, qu’avait-elle atteint, par sa faute, en lui ? Son nom ? Intact. Sa fortune ? Quadruplée. Son bonheur ? Inaltérable, il l’avouait lui-même. La mauvaise conduite d’une femme, si elle parvient à la dissimuler, ne porte préjudice qu’à elle seule. Un mari n’est pas déshonoré tant qu’on l’ignore.

Elle s’empêtra peu dans d’aussi puérils scrupules.

Elle sortait constamment avec Mme Ramel qui l’entraînait à l’église. Elle s’y asseyait et ne priait point. Mais le repos de la nef déserte l’enveloppait. Et elle s’assoupissait, tandis que se courbait dévotement le dos de sa mère. À la fin cependant, ces longues stations dans la demi-obscurité, dans le silence qui suinte des voûtes et des piliers, la pénétrèrent de recueillement. Elle marmotta les prières qu’inspirent ces endroits saints. Ses apparences pieuses ne furent pas sans profit. Elle y gagna un surcroît de considération.