Le caractère réel et soigneusement caché de Raoul concorde à son caractère public. Il est comédien de bonne foi, personnel comme si l’État était lui, et très-habile déclamateur. Nul ne sait mieux jouer les sentiments, se targuer de grandeurs fausses, se parer de beautés morales, se respecter en paroles, et se poser comme un Alceste en agissant comme Philinte. Son égoïsme trotte à couvert de cette armure en carton peint, et touche souvent au but caché qu’il se propose. Paresseux au superlatif, il n’a rien fait que piqué par les hallebardes de la nécessité. La continuité du travail appliquée à la création d’un monument, il l’ignore; mais dans le paroxysme de rage que lui ont causé ses vanités blessées, ou dans un moment de crise amené par le créancier, il saute l’Eurotas, il triomphe des plus difficiles escomptes de l’éprit. Puis, fatigué, surpris d’avoir créé quelque chose, il retombe dans le marasme des jouissances parisiennes. Le besoin se représente formidable: il est sans force, il descend alors et se compromet. Mû par une fausse idée de sa grandeur et de son avenir, dont il prend mesure sur la haute fortune d’un de ses anciens camarades, un des rares talents ministériels mis en lumière par la révolution de juillet, pour sortir d’embarras il se permet avec les personnes qui l’aiment des barbarismes de conscience enterrés dans les mystères de la vie privée, mais dont personne ne parle ni ne se plaint. La banalité de son cœur, l’impudeur de sa poignée de main qui serre tous les vices, tous les malheurs, toutes les trahisons, toutes les opinions, l’ont rendu inviolable comme un roi constitutionnel. Le péché véniel, qui exciterait clameur de haro sur un homme d’un grand caractère, de lui n’est rien; un acte peu délicat est à peine quelque chose, tout le monde s’excuse en l’excusant. Celui même qui serait tenté de le mépriser lui tend la main en ayant peur d’avoir besoin de lui. Il a tant d’amis qu’il souhaite des ennemis. Cette bonhomie apparente qui séduit les nouveaux venus et n’empêche aucune trahison, qui se permet et justifie tout, qui jette les hauts cris à une blessure et la pardonne, est un des caractères distinctifs du journaliste. Cette camaraderie, mot créé par un homme d’esprit, corrode les plus belles âmes: elle rouille leur fierté, tue le principe des grandes œuvres, et consacre la lâcheté de l’esprit. En exigeant cette mollesse de conscience chez tout le monde, certaines gens se ménagent l’absolution de leurs traîtrises, de leurs changements de parti. Voilà comment la portion la plus éclairée d’une nation devient la moins estimable.
Jugé du point de vue littéraire, il manque à Nathan le style et l’instruction. Comme la plupart des jeunes ambitieux de la littérature, il dégorge aujourd’hui son instruction d’hier. Il n’a ni le temps ni la patience d’écrire; il n’a pas observé, mais il écoute. Incapable de construire un plan vigoureusement charpenté, peut-être se sauve-t-il par la fougue de son dessin. Il faisait de la passion, selon un mot de l’argot littéraire, parce qu’en fait de passion tout est vrai; tandis que le génie a pour mission de chercher, à travers les hasards du vrai, ce qui doit sembler probable à tout le monde. Au lieu de réveiller des idées, ses héros sont des individualités agrandies qui n’excitent que des sympathies fugitives; ils ne se relient pas aux grands intérêts de la vie, et dès lors ne représentent rien; mais il se soutient par la rapidité de son esprit, par ces bonheurs de rencontre que les joueurs de billard nomment des raccrocs. Il est le plus habile tireur au vol des idées qui s’abattent sur Paris, ou que Paris fait lever. Sa fécondité n’est pas à lui, mais à l’époque: il vit sur la circonstance, et, pour la dominer, il en outre la portée. Enfin, il n’est pas vrai, sa phrase est menteuse; il y a chez lui, comme le disait le comte Félix, du joueur de gobelets. Cette plume prend son encre dans le cabinet d’une actrice, on le sent. Nathan offre une image de la jeunesse littéraire d’aujourd’hui, de ses fausses grandeurs et de ses misères réelles; il la représente avec ses beautés incorrectes et ses chutes profondes, sa vie à cascades bouillonnantes, à revers soudains, à triomphes inespérés. C’est bien l’enfant de ce siècle dévoré de jalousie, où mille rivalités à couvert sous des systèmes nourrissent à leur profit l’hydre de l’anarchie de tous leurs mécomptes, qui veut la fortune sans le travail, la gloire sans le talent et le succès sans peine; mais qu’après bien des rébellions, bien des escarmouches, ses vices amènent à émarger le Budget sous le bon plaisir du Pouvoir. Quand tant de jeunes ambitions sont parties à pied et se sont toutes donné rendez-vous au même point, il y a concurrence de volontés, misères inouïes, luttes acharnées. Dans cette bataille horrible, l’égoïsme le plus violent ou le plus adroit gagne la victoire. L’exemple est envié, justifié malgré les criailleries, dirait Molière: on le suit. Quand, en sa qualité d’ennemi de la nouvelle dynastie, Raoul fut introduit dans le salon de madame de Montcornet, ses apparentes grandeurs florissaient. Il était accepté comme le critique politique des de Marsay, des Rastignac, des La Roche-Hugon, arrivés au pouvoir. Victime de ses fatales hésitations, de sa répugnance pour l’action qui ne concernait que lui-même, Émile Blondet, l’introducteur de Nathan, continuait son métier de moqueur, ne prenait parti pour personne et tenait à tout le monde. Il était l’ami de Raoul, l’ami de Rastignac, l’ami de Montcornet.
– Tu es un triangle politique, lui disait en riant de Marsay quand il le rencontrait à l’Opéra, cette forme géométrique n’appartient qu’à Dieu qui n’a rien à faire; mais les ambitions doivent aller en ligne courbe, le chemin le plus court en politique.