Vu à distance, Raoul Nathan était un très beau météore. La mode autorisait ses façons et sa tournure. Son républicanisme emprunté lui donnait momentanément cette âpreté janséniste que prennent les défenseurs de la cause populaire desquels il se moquait intérieurement, et qui n’est pas sans charme aux yeux des femmes. Les femmes aiment à faire des prodiges, à briser les rochers, à fondre les caractères qui paraissent être de bronze. La toilette du moral était donc alors chez Raoul en harmonie avec son vêtement. Il devait être et fut, pour l’Ève ennuyée de son paradis de la rue du Rocher, le serpent chatoyant, coloré, beau diseur, aux yeux magnétiques, aux mouvements harmonieux, qui perdit la première femme. Dès que la comtesse Marie aperçut Raoul, elle éprouva ce mouvement intérieur dont la violence cause une sorte d’effroi. Ce prétendu grand homme eut sur elle par son regard une influence physique qui rayonna jusque dans son cœur en le troublant. Ce trouble lui fit plaisir. Ce manteau de pourpre que la célébrité drapait pour un moment sur les épaules de Nathan éblouit cette femme ingénue. À l’heure du thé, Marie quitta la place où, parmi quelques femmes occupées à causer, elle s’était tue en voyant cet être extraordinaire. Ce silence avait été remarqué par ses fausses amies. La comtesse s’approcha du divan carré placé au milieu du salon où pérorait Raoul. Elle se tint debout donnant le bras à madame Octave de Camps, excellente femme qui lui garda le secret sur les tremblements involontaires par lesquels se trahissaient ses violentes émotions. Quoique l’œil d’une femme éprise ou surprise laisse échapper d’incroyables douceurs, Raoul tirait en ce moment un véritable feu d’artifice; il était trop au milieu de ses épigrammes qui partaient comme des fusées, de ses accusations enroulées et déroulées comme des soleils, des flamboyants portraits qu’il dessinait en traits de feu, pour remarquer la naïve admiration d’une pauvre petite Ève, cachée dans le groupe de femmes qui l’entouraient. Cette curiosité, semblable à celle qui précipiterait Paris vers le Jardin-des-Plantes pour y voir une licorne, si l’on en trouvait une dans ces célèbres montagnes de la Lune, encore vierges des pas d’un Européen, enivre les esprits secondaires autant qu’elle attriste les âmes vraiment élevées; mais elle enchantait Raouclass="underline" il était donc trop à toutes les femmes pour être à une seule.
– Prenez garde, ma chère, dit à l’oreille de Marie sa gracieuse et adorable compagne, allez-vous-en.
La comtesse regarda son mari pour lui demander son bras par une de ces œillades que les maris ne comprennent pas toujours: Félix l’emmena.
– Mon cher, dit madame d’Espard à l’oreille de Raoul, vous êtes un heureux coquin. Vous avez fait ce soir plus d’une conquête, mais entre autres, celle de la charmante femme qui nous a si brusquement quittés.
– Sais-tu ce que la marquise d’Espard a voulu me dire? demanda Raoul à Blondet en lui rappelant le propos de cette grande dame quand ils furent à peu près seuls, entre une heure et deux du matin.
– Mais je viens d’apprendre que la comtesse de Vandenesse est tombée amoureuse-folle de toi. Tu n’es pas à plaindre.
– Je ne l’ai pas vue, dit Raoul.
– Oh! tu la verras, fripon, dit Émile Blondet en éclatant de rire. Lady Dudley t’a engagé à son grand bal précisément pour que tu la rencontres.
Raoul et Blondet partirent ensemble avec Rastignac, qui leur offrit sa voiture. Tous trois se mirent à rire de la réunion d’un sous-secrétaire-d’état éclectique, d’un républicain féroce et d’un athée politique.
– Si nous soupions aux dépens de l’ordre de choses actuel? dit Blondet qui voulait remettre les soupers en honneur.
Rastignac les ramena chez Véry, renvoya sa voiture, et tous trois s’attablèrent en analysant la société présente et riant d’un rire rabelaisien. Au milieu du souper, Rastignac et Blondet conseillèrent à leur ennemi postiche de ne pas négliger une bonne fortune aussi capitale que celle qui s’offrait à lui. Ces deux roués firent d’un style moqueur l’histoire de la comtesse Marie de Vandenesse; ils portèrent le scalpel de l’épigramme et la pointe aiguë du bon mot dans cette enfance candide, dans cet heureux mariage. Blondet félicita Raoul de rencontrer une femme qui n’était encore coupable que de mauvais dessins au crayon rouge, de maigres paysages à l’aquarelle, de pantoufles brodées pour son mari, de sonates exécutées avec la plus chaste intention, cousue pendant dix-huit ans à la jupe maternelle, confite dans les pratiques religieuses, élevée par Vandenesse, et cuite à point par le mariage pour être dégustée par l’amour. À la troisième bouteille de vin de Champagne, Raoul Nathan s’abandonna plus qu’il ne l’avait jamais fait avec personne.
– Mes amis, leur dit-il, vous connaissez mes relations avec Florine, vous savez ma vie, vous ne serez pas étonnés de m’entendre vous avouer que j’ignore absolument la couleur de l’amour d’une comtesse. J’ai souvent été très-humilié en pensant que je ne pouvais pas me donner une Béatrix, une Laure, autrement qu’en poésie! Une femme noble et pure est comme une conscience sans tache, qui nous représente à nous-mêmes sous une belle forme. Ailleurs, nous pouvons nous souiller; mais là, nous restons grands, fiers, immaculés. Ailleurs nous menons une vie enragée, mais là se respire le calme, la fraîcheur, la verdure de l’oasis.
– Va, va, mon bonhomme, lui dit Rastignac; démanche sur la quatrième corde la prière de Moïse, comme Paganini.
Raoul resta muet, les yeux fixes, hébétés.
– Ce vil apprenti ministre ne me comprend pas, dit-il après un moment de silence.
Ainsi, pendant que la pauvre Ève de la rue du Rocher se couchait dans les langes de la honte, s’effrayait du plaisir avec lequel elle avait écouté ce prétendu grand poète, et flottait entre la voix sévère de sa reconnaissance pour Vandenesse et les paroles dorées du serpent, ces trois esprits effrontés marchaient sur les tendres et blanches fleurs de son amour naissant. Ah! si les femmes connaissaient l’allure cynique que ces hommes si patients, si patelins près d’elles prennent loin d’elles! combien ils se moquent de ce qu’ils adorent! Fraîche, gracieuse et pudique créature, comme la plaisanterie bouffonne la déshabillait et l’analysait! mais aussi quel triomphe! Plus elle perdait de voiles, plus elle montrait de beautés.
Marie, en ce moment, comparait Raoul et Félix, sans se douter du danger que court le cœur à faire de semblables parallèles. Rien au monde ne contrastait mieux que le désordonné, le vigoureux Raoul, et Félix de Vandenesse, soigné comme une petite maîtresse, serré dans ses habits, doué d’une charmante disinvoltura sectateur de l’élégance anglaise à laquelle l’avait jadis habitué lady Dudley. Ce contraste plaît à l’imagination des femmes, assez portées à passer d’une extrémité à l’autre. La comtesse, femme sage et pieuse, se défendit à elle-même de penser à Raoul, en se trouvant une infâme ingrate, le lendemain au milieu de son paradis.
– Que dites-vous de Raoul Nathan, demanda-t-elle en déjeunant à son mari.
– Un joueur de gobelets, répondit le comte, un de ces volcans qui se calment avec un peu de poudre d’or. La comtesse de Montcornet a eu tort de l’admettre chez elle. Cette réponse froissa d’autant plus Marie que Félix, au fait du monde littéraire, appuya son jugement de preuves en racontant ce qu’il savait de la vie de Raoul Nathan, vie précaire, mêlée à celle de Florine, une actrice en renom. – Si cet homme a du génie, dit-il en terminant, il n’a ni la constance ni la patience qui le consacrent et le rendent chose divine. Il veut en imposer au monde en se mettant sur un rang où il ne peut se soutenir. Les vrais talents, les gens studieux, honorables, n’agissent pas ainsi: ils marchent courageusement dans leur voie, ils acceptent leurs misères et ne les couvrent pas d’oripeaux.