Выбрать главу

La pensée d’une femme est douce d’une incroyable élasticité: quand elle reçoit un coup d’assommoir, elle plie, paraît écrasée, et reprend sa forme dans un temps donné. – Félix a sans doute raison, se dit d’abord la comtesse. Mais trois jours après, elle pensait au serpent, ramenée par cette émotion à la fois douce et cruelle que lui avait donnée Raoul et que Vandenesse avait eu le tort de ne pas lui faire connaître. Le comte et la comtesse allèrent au grand bal de lady Dudley, où de Marsay parut pour la dernière fois dans le monde, car il mourut deux mois après en laissant la réputation d’un homme d’état immense, dont la portée fut, disait Blondet, incompréhensible. Vandenesse et sa femme retrouvèrent Raoul Nathan dans cette assemblée remarquable par la réunion de plusieurs personnages du drame politique très-étonnés de se trouver ensemble. Ce fut une des premières solennités du grand monde. Les salons offraient à l’œil un spectacle magique: des fleurs, des diamants, des chevelures brillantes, tous les écrins vidés, toutes les ressources de la toilette mises à contribution. Le salon pouvait se comparer à l’une des serres coquettes où de riches horticulteurs rassemblent les plus magnifiques raretés. Même éclat, même finesse de tissus. L’industrie humaine semblait aussi vouloir lutter avec les créations animées. Partout des gazes blanches ou peintes comme les ailes des plus jolies libellules, des crêpes, des dentelles, des blondes, des tulles variés comme les fantaisies de la nature entomologique, découpés, ondés, dentelés, des fils d’aranéide en or, en argent, des brouillards de soie, des fleurs brodées par les fées ou fleuries par des génies emprisonnés, des plumes colorées par les feux du tropique, en saule pleureur au-dessus des têtes orgueilleuses, des perles tordues en nattes, des étoffes laminées, côtelées, déchiquetées, comme si le génie des arabesques avait conseillé l’industrie française. Ce luxe était en harmonie avec les beautés réunies là comme pour réaliser un keepsake. L’œil embrassait les plus blanches épaules, les unes de couleur d’ambre, les autres d’un lustré qui faisait croire qu’elles avaient été cylindrées, celles-ci satinées, celles-là mates et grasses comme si Rubens en avait préparé la pâte, enfin toutes les nuances trouvées par l’homme dans le blanc. C’était des yeux étincelants comme des onyx ou des turquoises bordées de velours noir ou de franges blondes; des coupes de figures variées qui rappelaient les types les plus gracieux des différents pays, des fronts sublimes et majestueux, ou doucement bombés comme si la pensée y abondait, ou plats comme si la résistance y siégeait invaincue; puis ce qui donne tant d’attrait à ces fêtes préparées pour le regard, des gorges repliées comme les aimait Georges IV, ou séparées à la mode du dix-huitième siècle, ou tendant à se rapprocher, comme les voulait Louis XV; mais montrées avec audace, sans voiles, ou sous ces jolies gorgerettes froncées des portraits de Raphaël, le triomphe de ses patients élèves. Les plus jolis pieds tendus pour la danse, les tailles abandonnées dans les bras de la valse, stimulaient l’attention des plus indifférents. Les bruissements des plus douces voix, le frôlement des robes, les murmures de la danse, les chocs de la valse accompagnaient fantastiquement la musique. La baguette d’une fée semblait avoir ordonné cette sorcellerie étouffante, cette mélodie de parfums, ces lumières irisées dans les cristaux où pétillaient les bougies, ces tableaux multipliés par les glaces. Cette assemblée des plus jolies femmes et des plus jolies toilettes se détachait sur la masse noire des hommes, où se remarquaient les profils élégants, fins, corrects des nobles, les moustaches fauves et les figures graves des Anglais, les visages gracieux de l’aristocratie française. Tous les ordres de l’Europe scintillaient sur les poitrines, pendus au cou, en sautoir, ou tombant à la hanche. En examinant ce monde, il ne présentait pas seulement les brillantes couleurs de la parure, il avait une âme, il vivait, il pensait, il sentait. Des passions cachées lui donnaient une physionomie: vous eussiez surpris des regards malicieux échangés, de blanches jeunes filles étourdies et curieuses trahissant un désir, des femmes jalouses se confiant des méchancetés dites sous l’éventail, ou se faisant des compliments exagérés. La Société parée, frisée, musquée, se laissait aller à une folie de fête qui portait au cerveau comme une fumée capiteuse. Il semblait que de tous les fronts, comme de tous les cœurs, il s’échappât des sentiments et des idées qui se condensaient et dont la masse réagissait sur les personnes les plus froides pour les exalter. Par le moment le plus animé de cette enivrante soirée, dans un coin du salon doré où jouaient un ou deux banquiers, des ambassadeurs, d’anciens ministres, et le vieux, l’immoral lord Dudley qui par hasard était venu, madame Félix de Vandenesse fut irrésistiblement entraînée à causer avec Nathan. Peut-être cédait-elle à cette ivresse du bal, qui a souvent arraché des aveux aux plus discrètes.

À l’aspect de cette fête et des splendeurs d’un monde où il n’était pas encore venu, Nathan fut mordu au cœur par un redoublement d’ambition. En voyant Rastignac, dont le frère cadet venait d’être nommé évêque à vingt-sept ans, dont Martial de la Roche-Hugon, le beau-frère, était directeur-général, qui lui-même était sous-secrétaire d’état et allait, suivant une rumeur, épouser la fille unique du baron de Nucingen; en voyant dans le corps diplomatique un écrivain inconnu qui traduisait les journaux étrangers pour un journal devenu dynastique dès 1830, puis des faiseurs d’articles passés au conseil d’état, des professeurs pairs de France, il se vit avec douleur dans une mauvaise voie en prêchant le renversement de cette aristocratie où brillaient les talents heureux, les adresses couronnées par le succès, les supériorités réelles. Blondet, si malheureux, si exploité dans le journalisme, mais si bien accueilli là, pouvant encore, s’il le voulait, entrer dans le sentier de la fortune par suite de sa liaison avec madame de Montcornet, fut aux yeux de Nathan un frappant exemple de la puissance des relations sociales. Au fond de son cœur, il résolut de se jouer des opinions à l’instar des de Marsay, Rastignac, Blondet, Talleyrand, le chef de cette secte, de n’accepter que les faits, de les tordre à son profit, de voir dans tout système une arme, et de ne point déranger une société si bien constituée, si belle, si naturelle. – Mon avenir, se dit-il, dépend d’une femme qui appartienne à ce monde. Dans cette pensée, conçue au feu d’un désir frénétique, il tomba sur la comtesse de Vandenesse comme un milan sur sa proie. Cette charmante créature, si jolie dans sa parure de marabouts qui produisait ce flou délicieux des peintures de Lawrence, en harmonie avec la douceur de son caractère, fut pénétrée par la bouillante énergie de ce poète enragé d’ambition. Lady Dudley, à qui rien n’échappait, protégea cet aparté en livrant le comte de Vandenesse à madame de Manerville. Forte d’un ancien ascendant, cette femme prit Félix dans les lacs d’une querelle pleine d’agaceries, de confidences embellies de rougeurs, de regrets finement jetés comme des fleurs à ses pieds, de récriminations où elle se donnait raison pour se faire donner tort. Ces deux amants brouillés se parlaient pour la première fois d’oreille à oreille. Pendant que l’ancienne maîtresse de son mari fouillait la cendre des plaisirs éteints pour y trouver quelques charbons, madame Félix de Vandenesse éprouvait ces violentes palpitations que cause à une femme la certitude d’être en faute et de marcher dans le terrain défendu: émotions qui ne sont pas sans charmes et qui réveillent tant de puissances endormies. Aujourd’hui, comme dans le conte de la Barbe-Bleue, toutes les femmes aiment à se servir de la clef tachée de sang; magnifique idée mythologique, une des gloires de Perrault.