Sur les ténèbres de cette vie se dessina vigoureusement une seule figure d’homme, celle d’un maître de musique. Les confesseurs avaient décidé que la musique était un art chrétien, né dans l’Église catholique et développé par elle. On permit donc aux deux petites filles d’apprendre la musique. Une demoiselle à lunettes, qui montrait le solfége et le piano dans un couvent voisin, les fatigua d’exercices. Mais quand l’aînée de ses filles atteignit dix ans, le compte de Granville démontra la nécessité de prendre un maître. Madame de Granville donna toute la valeur d’une conjugale obéissance à cette concession nécessaire: il est dans l’esprit des dévotes de se faire un mérite des devoirs accomplis. Le maître fut un Allemand catholique, un de ces hommes nés vieux, qui auront toujours cinquante ans, même à quatre-vingts. Sa figure creusée, ridée, brune, conservait quelque chose d’enfantin et de naïf dans ses fonds noirs. Le bleu de l’innocence animait ses yeux et le gai sourire du printemps habitait ses lèvres. Ses vieux cheveux gris, arrangés naturellement comme ceux de Jésus-Christ, ajoutaient à son air extatique je ne sais quoi de solennel qui trompait sur son caractère: il eût fait une sottise avec la plus exemplaire gravité. Ses habits étaient une enveloppe nécessaire à laquelle il ne prêtait aucune attention, car ses yeux allaient trop haut dans les nues pour jamais se commettre avec les matérialités. Aussi ce grand artiste inconnu tenait-il à la classe aimable des oublieurs, qui donnent leur temps et leur âme à autrui comme ils laissent leurs gants sur toutes les tables et leur parapluie à toutes les portes. Ses mains étaient de celles qui sont sales après les avoir été lavées. Enfin, son vieux corps, mal assis sur ses vieilles jambes nouées et qui démontrait jusqu’à quel point l’homme peut en faire l’accessoire de son âme, appartenait ces étranges créations qui n’ont été bien dépeintes que par un allemand, par Hoffmann le poète de ce qui n’a pas l’air d’exister et qui néanmoins a vie. Tel était Schmuke, ancien maître de chapelle du margrave d’Anspach, savant qui passa par un conseil de dévotion et à qui l’on demanda s’il faisait maigre. Le maître eut envie de répondre: «regardez-moi.» mais comment badiner avec des dévotes et des directeurs jansénistes? Ce vieillard apocryphe tint tant de place dans la vie des deux Marie, elles prirent tant d’amitié pour ce candide et grand artiste qui se contentait de comprendre l’art, qu’après leur mariage, chacune lui constitua trois cents francs de rente viagère, somme qui suffisait pour son logement, sa bière, sa pipe et ses vêtements. Six cents francs de rente et ses leçons lui firent un Éden. Schmuke ne s’était senti le courage de confier sa misère et ses vœux qu’à ces deux adorables jeunes filles, à ces cœurs fleuris sous la neige des rigueurs maternelles, et sous la glace de la dévotion. Ce fait explique tout Schmuke et l’enfance des deux Marie. Personne ne sut, plus tard, quel abbé, quelle vieille dévote avait découvert cet Allemand égaré dans Paris. Dès que les mères de famille apprirent que la comtesse de Granville avait trouvé pour ses filles un maître de musique, toutes demandèrent son nom et son adresse. Schmuke eut trente maisons dans le Marais Son succès tardif se manifesta par des souliers à boucles d’acier bronzé, fourrés de semelles en crin, et par du linge plus souvent renouvelé. Sa gaieté d’ingénu, long-temps comprimée par une noble et décente misère, reparut. Il laissa échapper de petites phrases spirituelles comme: «Mesdemoiselles, les chats ont mangé la crotte dans Paris cette nuit» quand pendant la nuit la gelée avait séché les rues; boueuses la veille; mais il les disait en patois germanico-gallique:
Montemisselle, lé chas honte manché lâ grôttenne tan Bâri sti nouitte! Satisfait d’apporter à ces deux anges cette espèce de vergis mein nicht choisi parmi les fleurs de son esprit, il prenait, en l’offrant, un air fin et spirituel qui désarmait la raillerie. Il était si heureux de faire éclore le rire sur les lèvres de ses deux écolières, dont la malheureuse vie avait été pénétrée par lui, qu’il se fût rendu ridicule exprès, s’il ne l’eût pas été naturellement; mais son cœur eût renouvelé les vulgarités les plus populaires; il eût, suivant une belle expression de feu Saint-Martin, doré de la houe avec son céleste sourire. D’après une des plus nobles idées de l’éducation religieuse, les deux Marie reconduisaient leur maître avec respect jusqu’à la porte de l’appartement. Là, les deux pauvres filles lui disaient quelques douces phrases, heureuses de rendre cet homme heureux: elles ne pouvaient se montrer femmes que pour lui! Jusqu’à leur mariage, la musique devint donc pour elles une autre vie dans la vie, de même que le paysan russe prend, dit-on, ses rêves pour la réalité, sa vie pour un mauvais sommeil. Dans leur désir de se défendre contre les petitesses qui menaçaient de les envahir, contre les dévorantes idées ascétiques, elles se jetèrent dans les difficultés de l’art musical à s’y briser. La Mélodie, l’harmonie, la Composition, ces trois filles du ciel dont le chœur fut mené par ce vieux Faune catholique ivre de musique, les récompensèrent de leurs travaux et leur firent un rempart de leurs danses aériennes. Mozart, Beethoven, Haydn, Paësiello, Cimarosa, Hummel et les génies secondaires développèrent en elles mille sentiments qui ne dépassèrent pas la chaste enceinte de leurs cœurs voilés, mais qui pénétrèrent dans la Création où elles volèrent à toutes ailes. Quand elles avaient exécuté quelques morceaux en atteignant à la perfection elles se serraient les mains et s’embrassaient en proie à une vive extase. Leur vieux maître les appelait ses Saintes-Céciles.