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Durant les derniers jours employés par la signification du jugement, par les commandements et la dénonciation de la contrainte par corps, Raoul porta partout malgré lui cet air froidement sinistre que les observateurs ont pu remarquer chez tous les gens destinés au suicide ou qui le méditent. Les idées funèbres qu’ils caressent impriment à leur front des teintes grises et nébuleuses; leur sourire a je ne sais quoi de fatal, leurs mouvements sont solennels. Ces malheureux paraissent vouloir sucer jusqu’au zeste les fruits dorés de la vie; leurs regards visent le cœur à tout propos, ils écoutent leur glas dans l’air, ils sont inattentifs. Ces effrayants symptômes, Marie les aperçut un soir chez lady Dudley: Raoul était resté seul sur un divan, dans le boudoir, tandis que tout le monde causait dans le salon; la comtesse vint à la porte, il ne leva pas la tête, il n’entendit ni le souffle de Marie ni le frissonnement de sa robe de soie; il regardait une fleur du tapis, les yeux fixes, hébétés de douleur, il aimait mieux mourir que d’abdiquer. Tout le monde n’a pas le piédestal de Sainte-Hélène. D’ailleurs, le suicide régnait alors à Paris; ne doit-il pas être le dernier mot des sociétés incrédules? Raoul venait de se résoudre à mourir. Le désespoir est en raison des espérances, et celui de Raoul n’avait pas d’autre issue que la tombe.

– Qu’as-tu? lui dit Marie en volant auprès de lui.

– Rien, répondit-il.

Il y a une manière de dire ce mot rien entre amants, qui signifie tout le contraire. Marie haussa les épaules.

– Vous êtes un enfant, dit-elle, il vous arrive quelque malheur.

– Non, pas à moi, dit-il. D’ailleurs, vous le saurez toujours trop tôt, Marie, reprit-il affectueusement.

– À quoi pensais-tu quand je suis entrée? demanda-t-elle d’un air d’autorité.

– Veux-tu savoir la vérité? Elle inclina la tête. – Je songeais à toi, je me disais qu’à ma place bien des hommes auraient voulu être aimés sans réserve: je le suis, n’est-ce pas?

– Oui, dit-elle.

– Et, reprit-il en lui pressant la taille et l’attirant à lui pour la baiser au front, au risque d’être surpris, je te laisse pure et sans remords. Je puis t’entraîner dans l’abîme, et tu demeures dans toute ta gloire au bord, sans souillure. Cependant une seule pensée m’importune…

– Laquelle?

– Tu me mépriseras. Elle sourit superbement. – Oui, tu ne croiras jamais avoir été saintement aimée; puis on me flétrira, je le sais. Les femmes n’imaginent pas que du fond de notre fange nous levions nos yeux vers le ciel pour y adorer sans partage une Marie. Elles mêlent à ce saint amour de tristes questions, elles ne comprennent pas que des hommes de haute intelligence et de vaste poésie puissent dégager leur âme de la jouissance pour la réserver à quelque autel chéri. Cependant, Marie, le culte de l’idéal est plus fervent chez nous que chez vous: nous le trouvons dans la femme qui ne le cherche même pas en nous.

– Pourquoi cet article? dit-elle railleusement en femme sûre d’elle.

– Je quitte la France, tu apprendras demain pourquoi et comment par une lettre que t’apportera mon valet de chambre. Adieu, Marie.

Raoul sortit après avoir pressé la comtesse sur son cœur par une horrible étreinte, et la laissa stupide de douleur.

– Qu’avez-vous donc, ma chère? lui dit la marquise d’Espard en la venant chercher; que vous a dit monsieur Nathan? il nous a quittées d’un air mélodramatique. Vous êtes peut-être trop raisonnable ou trop déraisonnable…

La comtesse prit le bras de madame d’Espard pour rentrer dans le salon, d’où elle partit quelques instants après.

– Elle va peut-être à son premier rendez-vous, dit lady Dudley à la marquise.

– Je le saurai, répliqua madame d’Espard en s’en allant et suivant la voiture de la comtesse.

Mais le coupé de madame de Vandenesse prit le chemin du faubourg Saint-Honoré. Quand madame d’Espard rentra chez elle, elle vit la comtesse Félix continuant le faubourg pour gagner le chemin de la rue du Rocher. Marie se coucha sans pouvoir dormir, et passa la nuit à lire un voyage au pôle-nord sans y rien comprendre. À huit heures et demie, elle reçut une lettre de Raoul, et l’ouvrit précipitamment. La lettre commençait par ces mots classiques:

«Ma chère bien-aimée, quand tu tiendras ce papier, je ne serai plus.»

Elle n’acheva pas, elle froissa le papier par une contraction nerveuse, sonna sa femme de chambre, mit à la hâte un peignoir, chaussa les premiers souliers venus, s’enveloppa dans un châle, prit un chapeau; puis elle sortit en recommandant à sa femme de chambre de dire au comte qu’elle était allée chez sa sœur, madame du Tillet.

– Où avez-vous laissé votre maître? demanda-t-elle au domestique de Raoul.

– Au bureau du journal.

– Allons-y, dit-elle.

Au grand étonnement de sa maison, elle sortit à pied, avant neuf heures, en proie à une visible folie. Heureusement pour elle, la femme de chambre alla dire au comte que madame venait de recevoir une lettre de madame du Tillet qui l’avait mise hors d’elle, et venait de courir chez sa sœur, accompagnée du domestique qui lui avait apporté la lettre. Vandenesse attendit le retour de sa femme pour recevoir des explications. La comtesse monta dans un fiacre et fut rapidement menée au bureau du journal. À cette heure, les vastes appartements occupés par le journal dans un vieil hôtel de la rue Feydeau étaient déserts; il ne s’y trouvait qu’un garçon de bureau, très-étonné de voir une jeune et jolie femme égarée les traverser en courant, et lui demander où était monsieur Nathan.

– Il est sans doute chez mademoiselle Florine, répondit-il en prenant la comtesse pour une rivale qui voulait faire une scène de jalousie.

– Où travaille-t-il ici? dit-elle.

– Dans un cabinet dont la clef est dans sa poche.

– Je veux y aller.

Le garçon la conduisit à une petite pièce sombre donnant sur une arrière-cour, et qui jadis était un cabinet de toilette attenant à une grande chambre à coucher dont l’alcôve n’avait pas été détruite. Ce cabinet était en retour. La comtesse, en ouvrant la fenêtre de la chambre, put voir par celle du cabinet ce qui s’y passait: Nathan râlait assis sur son fauteuil de rédacteur en chef.