– Je vous donnerai quelqu’un à intriguer, dit-il.
– Ah! vous me ferez bien plaisir.
– Pour que la plaisanterie soit excellente, une femme doit s’attaquer à une belle proie, à une célébrité, à un homme d’esprit et le faire donner au diable. Veux-tu que je te livre Nathan? J’aurai, par quelqu’un qui connaît Florine, des secrets à le rendre fou.
– Florine, dit la comtesse, l’actrice?
Marie avait déjà trouvé ce nom sur les lèvres de Quillet, le garçon de bureau du journaclass="underline" il lui passa comme un éclair dans l’âme.
– Eh! bien, oui, sa maîtresse, répondit le comte. Est-ce donc étonnant?
– Je croyais monsieur Nathan trop occupé pour avoir une maîtresse. Les auteurs ont-ils le temps d’aimer?
– Je ne dis pas qu’ils aiment, ma chère; mais ils sont forcés de loger quelque part, comme tous les autres hommes; et quand ils n’ont pas de chez soi, quand ils sont poursuivis par les gardes du commerce, ils logent chez leurs maîtresses, ce qui peut vous paraître leste, mais ce qui est infiniment plus agréable que de loger en prison.
Le feu était moins rouge que les joues de la comtesse.
– Voulez-vous de lui pour victime? vous l’épouvanterez, dit le comte en continuant sans faire attention au visage de sa femme. Je vous mettrai à même de lui prouver qu’il est joué comme un enfant par votre beau-frère du Tillet. Ce misérable veut le faire mettre en prison, afin de le rendre incapable de se porter son concurrent dans le collége électoral où Nucingen a été nommé. Je sais par un ami de Florine la somme produite par la vente de son mobilier, qu’elle lui a donnée pour fonder son journal, je sais ce qu’elle lui a envoyé sur la récolte qu’elle est allée faire cette année dans les départements et en Belgique; argent qui profite en définitif à Du Tillet, à Nucingen, à Massol. Tous trois, par avance, ils ont vendu le journal au ministère, tant ils sont sûrs d’évincer ce grand homme.
– Monsieur Nathan est incapable d’avoir accepté l’argent d’une actrice.
– Vous ne connaissez guère ces gens-là, ma chère, dit le comte, il ne vous niera pas le fait.
– J’irai certes au bal, dit la comtesse.
– Vous vous amuserez, reprit Vandenesse. Avec de pareilles armes, vous fouetterez rudement l’amour-propre de Nathan, et vous lui rendrez service. Vous le verrez se mettant en fureur, se calmant bondissant sous vos piquantes épigrammes! Tout en plaisantant vous éclairerez un homme d’esprit sur le péril où il est, et vous aurez la joie de faire battre les chevaux du juste-milieu dans leur écurie… Tu ne m’écoutes plus, ma chère enfant.
– Au contraire, je vous écoute trop, répondit-elle. Je vous dirai plus tard pourquoi je tiens à être sûre de tout ceci.
– Sûre, reprit Vandenesse. Reste masquée, je te fais souper avec Nathan et Florine: il sera bien amusant pour une femme de ton rang d’intriguer une actrice après avoir fait caracoler l’esprit d’un homme célèbre autour de secrets si importants; tu les attelleras l’un et l’autre à la même mystification. Je vais me mettre à la piste des infidélités de Nathan. Si je puis saisir les détails de quelque aventure récente, tu jouiras d’une colère de courtisane, une chose magnifique, celle à laquelle se livrera Florine bouillonnera comme un torrent des Alpes: elle adore Nathan, il est tout pour elle; elle y tient comme la chair aux os, comme la lionne à ses petits. Je me souviens d’avoir vu dans ma jeunesse une célèbre actrice qui écrivait comme une cuisinière venant redemander ses lettres à un de mes amis; je n’ai jamais depuis retrouvé ce spectacle, cette fureur tranquille, cette impertinente majesté, cette attitude de sauvage… Souffres-tu, Marie?
– Non, l’on a fait trop de feu.
La comtesse alla se jeter sur une causeuse. Tout à coup, par un de ces mouvements impossibles à prévoir et qui fut suggéré par les dévorantes douleurs de la jalousie, elle se dressa sur ses jambes tremblantes, croisa ses bras, et vint lentement devant son mari.
– Que sais-tu? lui demanda-t-elle, tu n’es pas homme à me torturer, tu m’écraserais sans me faire souffrir dans le cas où je serais coupable.
– Que veux-tu que je sache, Marie.
– Eh! bien, Nathan?
– Tu crois l’aimer, reprit-il, mais tu aimes un fantôme construit avec des phrases.
– Tu sais donc?
– Tout, dit-il.
Ce mot tomba sur la tête de Marie comme une massue.
– Si tu le veux, je ne saurai jamais rien, reprit-il. Tu es dans un abîme, mon enfant, il faut t’en tirer: j’y ai déjà songé. Tiens.
Il tira de sa poche de côté la lettre de garantie et les quatre lettres de change de Schmuke, que la comtesse reconnut, et il les jeta dans le feu.
– Que serais-tu devenue, pauvre Marie, dans trois mois d’ici? tu te serais vue traînée par les huissiers devant les tribunaux. Ne baisse pas la tête, ne t’humilie point: tu as été la dupe des sentiments les plus beaux, tu as coqueté avec la poésie et non avec un homme. Toutes les femmes, toutes, entends-tu, Marie, eussent été séduites à ta place. Ne serions-nous pas absurdes, nous autres hommes, qui avons fait mille sottises en vingt ans, de vouloir que vous ne soyez pas imprudentes une seule fois dans toute votre vie? Dieu me garde de triompher de toi ou de t’accabler d’une pitié que tu repoussais si vivement l’autre jour. Peut-être ce malheureux était-il sincère quand il t’écrivait, sincère en se tuant, sincère en revenant le soir même chez Florine. Nous valons moins que vous. Je ne parle pas pour moi dans ce moment, mais pour toi. Je suis indulgent; mais la Société ne l’est point, elle fuit la femme qui fait un éclat, elle ne veut pas qu’on cumule un bonheur complet et la considération. Est-ce juste, je ne saurais le dire. Le monde est cruel, voilà tout. Peut-être est-il plus envieux en masse qu’il ne l’est pris en détail. Assis au parterre, un voleur applaudit au triomphe de l’innocence et lui prendra ses bijoux en sortant. La Société refuse de calmer les maux qu’elle engendre; elle décerne des honneurs aux habiles tromperies et n’a point de récompenses pour les dévouements ignorés. Je sais et vois tout cela; mais si je ne puis réformer le monde, au moins est-il en mon pouvoir de te protéger contre toi-même. Il s’agit ici d’un homme qui ne t’apporte que des misères, et non d’un de ces amours saints et sacrés qui commandent parfois notre abnégation, qui portent avec eux des excuses. Peut-être ai-je eu le tort de ne pas diversifier ton bonheur, de ne pas opposer à de tranquilles plaisirs des plaisirs bouillants, des voyages, des distractions. Je puis d’ailleurs m’expliquer le désir qui t’a poussée vers un homme célèbre par l’envie que tu as causée à certaines femmes. Lady Dudley, madame d’Espard, madame de Manerville et ma belle-sœur Émilie sont pour quelque chose en tout ceci. Ces femmes, contre lesquelles je t’avais mise en garde, auront cultivé ta curiosité plus pour me faire chagrin que pour te jeter dans des orages qui, je l’espère, auront grondé sur toi sans t’atteindre.