Le dramaturge, qui connaissait son Shakespeare, déroula ses misères, raconta sa lutte avec les hommes et les choses, fit entrevoir ses grandeurs sans base, son génie politique inconnu, sa vie sans affection noble. Sans en dire un mot, il suggéra l’idée à cette charmante femme de jouer pour lui le rôle sublime que joue Rebecca dans Ivanhoë: l’aimer, le protéger. Tout se passa dans les régions éthérées du sentiment. Les myosotis ne sont pas plus bleus, les lis ne sont pas plus candides, les fronts des séraphins ne sont pas plus blancs que ne l’étaient les images, les choses et le front éclairci, radieux de cet artiste, qui pouvait envoyer sa conversation chez son libraire. Il s’acquitta bien de son rôle de reptile, il fit briller aux yeux de la comtesse les éclatantes couleurs de la fatale pomme. Marie quitta ce bal en proie à des remords qui ressemblaient à des espérances, chatouillée par des compliments qui flattaient sa vanité, émue dans les moindres replis du cœur, prise par ses vertus, séduite par sa pitié pour le malheur.
Peut-être madame de Manerville avait-elle amené Vandenesse jusqu’au salon où sa femme causait avec Nathan; peut-être y était-il venu de lui-même en cherchant Marie pour partir; peut-être sa conversation avait-elle remué des chagrins assoupis. Quoi qu’il en fût, quand elle vint lui demander son bras, sa femme lui trouva le front attristé, l’air rêveur. La comtesse craignit d’avoir été vue. Dès qu’elle fut seule en voiture avec Félix, elle lui jeta le sourire le plus fin, et lui dit: – Ne causiez-vous pas là, mon ami, avec madame de Manerville?
Félix n’était pas encore sorti des broussailles où sa femme l’avait promené par une charmante querelle au moment où la voiture entrait à l’hôtel. Ce fut la première ruse que dicta l’amour. Marie fut heureuse d’avoir triomphé d’un homme qui jusqu’alors lui semblait si supérieur. Elle goûta la première joie que donne un succès nécessaire.
Entre la rue Basse-du-Rempart et la rue Neuve-des-Mathurins, Raoul avait, dans un passage, au troisième étage d’une maison mince et laide, un petit appartement désert, nu, froid, où il demeurait pour le public des indifférents, pour les néophytes littéraires, pour ses créanciers, pour les importuns et les divers ennuyeux qui doivent rester sur le seuil de la vie intime. Son domicile réel, sa grande existence, sa représentation étaient chez mademoiselle Florine, comédienne de second ordre, mais que depuis dix ans les amis de Nathan, des journaux, quelques auteurs intronisaient parmi les illustres actrices. Depuis dix ans, Raoul s’était si bien attaché à cette femme qu’il passait la moitié de sa vie chez elle; il y mangeait quand il n’avait ni ami à traiter, ni dîner en ville. À une corruption accomplie, Florine joignait un esprit exquis que le commerce des artistes avait développé et que l’usage aiguisait chaque jour. L’esprit passe pour une qualité rare chez les comédiens. Il est si naturel de supposer que les gens qui dépensent leur vie à tout mettre en dehors n’aient rien au dedans! Mais si l’on pense au petit nombre d’acteurs et d’actrices qui vivent dans chaque siècle, et à la quantité d’auteurs dramatiques et de femmes séduisantes que cette population a fournis, il est permis de réfuter cette opinion qui repose sur une éternelle critique faite aux artistes, accusés tous de perdre leurs sentiments personnels dans l’expression plastique des passions; tandis qu’ils n’y emploient que les forces de l’esprit, de la mémoire et de l’imagination. Les grands artistes sont des êtres qui, suivant un mot de Napoléon, interceptent à volonté la communication que la nature a mise entre les sens et la pensée. Molière et Talma, dans leur vieillesse, ont été plus amoureux que ne le sont les hommes ordinaires. Forcée d’écouter des journalistes qui devinent et calculent tout, des écrivains qui prévoient et disent tout, d’observer certains hommes politiques qui profitaient chez elle des saillies de chacun, Florine offrait en elle un mélange de démon et d’ange qui la rendait digne de recevoir ces roués; elle les ravissait par son sang-froid. Sa monstruosité d’esprit et de cœur leur plaisait infiniment. Sa maison, enrichie de tributs galants, présentait la magnificence exagérée des femmes qui, peu soucieuses du prix des choses, ne se soucient que des choses elles-mêmes, et leur donnent la valeur de leurs caprices; qui cassent dans un accès de colère un éventail, une cassolette dignes d’une reine, et jettent les hauts cris si l’on brise une porcelaine de dix francs dans laquelle boivent leurs petits chiens. Sa salle à manger, pleine des offrandes les plus distinguées, peut servir à faire comprendre le pêle-mêle de ce luxe royal et dédaigneux. C’était partout, même au plafond, des boiseries en chêne naturel sculpté rehaussées par des filets d’or mat, et dont les panneaux avaient pour cadre des enfants jouant avec des chimères, où la lumière papillotait, éclairant ici une croquade de Decamps, là un plâtre d’ange tenant un bénitier donné par Antonin Moine; plus loin quelque tableau coquet d’Eugène Devéria, une sombre figure d’alchimiste espagnol par Louis Boulanger, un autographe de lord Byron à Caroline encadré dans de l’ébène sculpté par Elschoet; en regard, une autre lettre de Napoléon à Joséphine. Tout cela placé sans aucune symétrie, mais avec un art inaperçu. L’esprit était comme surpris. Il y avait de la coquetterie et du laissez-aller, deux qualités qui ne se trouvent réunies que chez les artistes. Sur la cheminée en bois délicieusement sculpté, rien qu’une étrange et florentine statue d’ivoire attribuée à Michel-Ange, qui représentait un Égipan trouvant une femme sous la peau d’un jeune pitre, et dont l’original est au trésor de Vienne; puis, de chaque côté, des torchères dues à quelque ciseau de la Renaissance. Une horloge de Boule, sur un piédestal d’écaille incrusté d’arabesques en cuivre étincelait au milieu d’un panneau, entre deux statuettes échappées à quelque démolition abbatiale. Dans les angles brillaient sur leurs piédestaux des lampes d’une magnificence royale, par lesquelles un fabricant avait payé quelques sonores réclames sur la nécessité d’avoir des lampes richement adaptées à des cornets du Japon. Sur une étagère mirifique se prélassait une argenterie précieuse bien gagnée dans un combat où quelque lord avait reconnu l’ascendant de la nation française; puis des porcelaines à reliefs; enfin le luxe exquis de l’artiste qui n’a d’autre capital que son mobilier. La chambre en violet était un rêve de danseuse à son début: des rideaux en velours doublés de soie blanche, drapés sur un voile de tulle; un plafond en cachemire blanc relevé de satin violet; au pied du lit un tapis d’hermine; dans le lit, dont les rideaux ressemblaient à un lys renversé, se trouvait une lanterne pour y lire les journaux avant qu’ils ne parussent. Un salon jaune rehaussé par des ornements couleur de bronze florentin était en harmonie avec toutes ces magnificences; mais une description exacte ferait ressembler ces pages à l’affiche d’une vente par autorité de justice. Pour trouver des comparaisons à toutes ces belles choses, il aurait fallu aller à deux pas de là, chez les Rothschild.