– M’en voulez-vous? dit la marquise en le regardant de côté. N’aurais-je pas toujours eu votre secret? Nous ferons facilement la paix. Venez chez moi, je reçois tous les mercredis, la chère comtesse ne manquera pas une soirée dès qu’elle vous y trouvera. J’y gagnerai. Quelquefois je la vois entre quatre et cinq heures, je serai bonne femme, je vous joins au petit nombre de favoris que j’admets à cette heure.
– Hé! bien, dit Raoul, voyez comme est le monde, on vous disait méchante.
– Moi! dit-elle, je le suis à propos. Ne faut-il pas se défendre? Mais votre comtesse, je l’adore, vous en serez content, elle est charmante. Vous allez être le premier dont le nom sera gravé dans son cœur avec cette joie enfantine qui porte tous les amoureux, même les caporaux, à graver leur chiffre sur l’écorce des arbres. Le premier amour d’une femme est un fruit délicieux. Voyez vous, plus tard il y a de la science dans nos tendresses, dans nos soins. Une vieille femme comme moi peut tout dire, elle ne craint plus rien, pas même un journaliste. Eh! bien, dans l’arrière-saison nous savons vous rendre heureux; mais quand nous commençons à aimer nous sommes heureuses, et nous vous donnons ainsi mille plaisirs d’orgueil. Chez nous tout est alors d’un inattendu ravissant, le cœur est plein de naïveté. Vous êtes trop poète pour ne pas préférer les fleurs aux fruits. Je vous attends dans six mois d’ici.
Raoul comme tous les criminels, entra dans le système des dénégations; mais c’était donner des armes à cette rude jouteuse. Empêtré bientôt dans les nœuds coulants de la plus spirituelle, de la plus dangereuse de ces conversations où excellent les Parisiennes, il craignit de se laisser surprendre des aveux que la marquise aurait aussitôt exploités dans ses moqueries; il se retira prudemment en voyant entrer lady Dudley.
– Hé! bien, dit l’Anglaise à la marquise, où en sont-ils?
– Ils s’aiment à la folie. Nathan vient de me le dire.
– Je l’aurais voulu plus laid, répondit lady Dudley, qui jeta sur le comte Félix un regard de vipère. D’ailleurs, il est bien ce que je le voulais; il est fils d’un brocanteur juif, mort en banqueroute dans les premiers jours de son mariage; mais sa mère était catholique, elle en a malheureusement fait un chrétien.
Cette origine que Nathan cache avec tant de soin, lady Dudley venait de l’apprendre, elle jouissait d’avance du plaisir qu’elle aurait à tirer de là quelque terrible épigramme contre Vandenesse.
– Et moi qui viens de l’inviter à venir chez moi! dit la marquise.
– Ne l’ai-je pas reçu hier? répondit lady Dudley. Il y a, mon ange, des plaisirs qui nous coûtent bien cher.
La nouvelle de la passion mutuelle de Raoul et de madame de Vandenesse circula dans le monde pendant cette soirée, non sans exciter des réclamations et des incrédulités; mais la comtesse fut défendue par ses amies, par lady Dudley, mesdames d’Espard et de Manerville, avec une maladroite chaleur qui put donner quelque créance à ce bruit. Vaincu par la nécessité, Raoul alla le mercredi soir chez la marquise d’Espard, et il y trouva la bonne compagnie qui y venait. Comme Félix n’accompagna point sa femme, Raoul put échanger avec Marie quelques phrases plus expressives par leur accent que par les idées. La comtesse, mise en garde contre la médisance par madame Octave de Camps, avait compris l’importance de sa situation en face du monde, et la fit comprendre à Raoul.
Au milieu de cette belle assemblée, l’un et l’autre eurent donc pour tout plaisir ces sensations alors si profondément savourées que donnent les idées, la voix, les gestes, l’attitude d’une personne aimée. L’âme s’accroche violemment à des riens. Quelquefois les yeux s’attachent de part et d’autre sur le même objet en y incrustant, pour ainsi dire, une pensée prise, reprise et comprise. On admire pendant une conversation le pied légèrement avancé, la main qui palpite, les doigts occupés à quelque bijou frappé, laissé, tourmenté d’une manière significative. Ce n’est plus ni les idées, ni le langage, mais les choses qui parlent; elles parlent tant que souvent un homme épris laisse à d’autres le soin d’apporter une tasse, le sucrier pour le thé, le je ne sais quoi que demande la femme qu’il aime, de peur de montrer son trouble à des yeux qui semblent ne rien voir et voient tout. Des myriades de désirs, de souhaits insensés, de pensées violentes passent étouffés dans les regards. Là, les serrements de main dérobés aux mille yeux d’argus acquièrent l’éloquence d’une longue lettre et la volupté d’un baiser. L’amour se grossit alors de tout ce qu’il se refuse, il s’appuie sur tous les obstacles pour se grandir. Enfin ces barrières, plus souvent maudites que franchies, sont hachées et jetées au feu pour l’entretenir. Là, les femmes peuvent mesurer l’étendue de leur pouvoir dans la petitesse à laquelle arrive un immense amour qui se replie sur lui-même, se cache dans un regard altéré, dans une contraction nerveuse, derrière une banale formule de politesse. Combien de fois, sur la dernière marche d’un escalier, n’a-t-on pas récompensé par un seul mot les tourments inconnus, le langage insignifiant de toute une soirée? Raoul, homme peu soucieux du monde, lâcha sa colère dans le discours, et fut étincelant. Chacun entendit les rugissements inspirés par la contrariété que les artistes savent si peu supporter. Cette fureur à la Roland, cet esprit qui cassait, brisait tout, en se servant de l’épigramme comme d’une massue, enivra Marie et amusa le cercle comme si l’on eût vu quelque taureau bardé de banderoles en fureur dans un cirque espagnol.
– Tu auras beau tout abattre, tu ne feras pas la solitude autour de toi, lui dit Blondet.
Ce mot rendit à Raoul sa présence d’esprit, il cessa de donner son irritation en spectacle. La marquise vint lui offrir une tasse de thé, et dit assez haut pour que madame Vandenesse entendît: – Vous êtes vraiment bien amusant, venez donc quelquefois me voir à quatre heures.
Raoul s’offensa du mot amusant, quoiqu’il eût été pris pour servir de passe-port à l’invitation. Il se mit à écouter comme ces acteurs qui regardent la salle au lieu d’être en scène. Blondet eut pitié de lui.
– Mon cher, lui dit-il en l’emmenant dans un coin, tu te tiens dans le monde comme si tu étais chez Florine. Ici, l’on ne s’emporte jamais, on ne fait pas de longs articles, on dit de temps en temps un mot spirituel, on prend un air calme au moment où l’on éprouve le plus d’envie de jeter les gens par les fenêtres, on raille doucement, on feint de distinguer la femme que l’on adore, et l’on ne se roule pas comme un âne au milieu du grand chemin. Ici, mon cher, on aime suivant la formule. Ou enlève madame de Vandenesse, ou montre-toi gentilhomme. Tu es trop l’amant d’un de tes livres.
Nathan écoutait la tête baissée, il était comme un lion pris dans des toiles.
– Je ne remettrai jamais les pieds ici, dit-il. Cette marquise de papier mâché me vend son thé trop cher. Elle me trouve amusant! Je comprends maintenant pourquoi Saint-Just guillotinait tout ce monde-là!
– Tu y reviendras demain.
Blondet avait dit vrai. Les passions sont aussi lâches que cruelles. Le lendemain, après avoir long-temps flotté entre: J’irai, je n’irai pas, Raoul quitta ses associés au milieu d’une discussion importante, et courut au faubourg Saint-Honoré, chez madame d’Espard. En voyant entrer le brillant cabriolet de Rastignac, pendant qu’il payait son cocher à la porte, la vanité de Nathan fut blessée; il résolut d’avoir un élégant cabriolet et le tigre obligé. L’équipage de la comtesse était dans la cour. À cette vue, le cœur de Raoul se gonfla de plaisir. Marie marchait sous la pression de ses désirs avec la régularité d’une aiguille d’horloge animée par son ressort. Elle était au coin de la cheminée, dans le petit salon, étendue dans un fauteuil. Au lieu de regarder Nathan quand on l’annonça, elle le contempla dans la glace, sûre que la maîtresse de la maison se tournerait vers lui. Traqué comme il l’est dans le monde, l’amour est obligé d’avoir recours à ces petites ruses: il donne la vie aux miroirs, aux manchons, aux éventails, à une foule de choses dont l’utilité n’est pas tout d’abord démontrée et dont beaucoup de femmes usent sans s’en servir.
– Monsieur le ministre, dit madame d’Espard en s’adressant à Nathan et lui présentant de Marsay par un regard, soutenait, au moment où vous entriez, que les royalistes et les républicains s’entendent; vous devez en savoir quelque chose, vous?
– Quand cela serait, dit Raoul, où est le mal? Nous haïssons le même objet, nous sommes d’accord dans notre haine, nous différons dans notre amour. Voilà tout.
– Cette alliance est au moins bizarre, dit de Marsay en enveloppant d’un coup d’œil la comtesse Félix et Raoul.
– Elle ne durera pas, dit Rastignac qui pensait un peu trop à la politique comme tous les nouveaux venus.