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GILLES LEGARDINIER

Une fois dans ma vie

1

Il fait nuit, un peu froid. Debout devant la fenêtre qu'elle vient d'ouvrir, une femme prend une profonde inspiration et contemple la pleine lune qui brille au-dessus des toits hérissés d'antennes et de cheminées. Pas le moindre souffle de vent ne joue dans sa longue chevelure.

Savourant la quiétude du moment, elle écarte lentement les bras, telle une prêtresse antique s'adonnant à un rituel secret. Appel aux dieux ou sacrifice ? Ce même geste, accompli quelque temps plus tôt, aurait pu laisser craindre qu'elle saute dans le vide. Mais après ce qu'elle a surmonté, alors que s'esquisse enfin la promesse d'un futur, il a tout d'une ouverture au monde. Elle est désormais capable d'en capter les énergies dont elle a si longtemps été privée. Une renaissance.

Le panorama sombre et bleuté qui s'étend devant elle ressemble à sa propre existence : des ténèbres dont une aube nouvelle finira par triompher. En attendant, la soirée qui s'annonce va changer sa vie. Quoi qu'il advienne.

Elle se retourne et inspecte chaque détail de la table romantique dressée pour deux. La voilà qui allume la bougie, rectifie la position d'une fourchette et tire légèrement sur l'angle de la nappe pour lisser un pli. Tout doit être parfait. Évaluant le résultat, elle est tentée de sourire mais se ravise : elle ne s'autorise pas encore à croire que la chance lui a finalement donné rendez-vous. Attendre le bonheur chez soi ? Quelle drôle d'idée ! Comme s'il pouvait être livré à domicile… Pourtant, c'est bien lui qu'elle attend.

Elle traverse le salon en esquissant un pas de danse. Encore une aptitude oubliée qui ressurgit en elle. Il n'y a pas mieux que l'espoir pour réveiller les talents endormis. Devant la chaîne, elle passe en revue quelques albums, hésite à mettre de la musique, puis se ravise. Rien ne doit la distraire des mots qui vont s'échanger ce soir.

Un carillon déchire soudain le silence. On sonne à la porte de l'appartement. Prise de court, elle consulte sa montre. Il est en avance, mais qu'importe, l'essentiel est qu'il soit là. On ne reproche pas au bonheur d'avoir une demi-heure d'avance.

— Voilà, voilà, j'arrive !

En quelques enjambées aériennes, elle passe devant le miroir, retouche rapidement sa coiffure, ajuste son décolleté et tente de contrôler ses mouvements trop vifs qui trahissent son exaltation. Par la fenêtre toujours béante, la lune grésille.

Elle ouvre. Son sourire éclatant s'efface à la seconde où elle découvre l'homme qui se tient sur le pas de sa porte. Instinctivement, elle recule. Ce n'est pas du tout celui qu'elle attendait. C'est même le dernier qu'elle aurait voulu voir, et il entre sans se gêner.

— Tu es très belle, commente-t-il.

Puis il ajoute, goguenard :

— Si seulement tu avais fait autant d'efforts pour moi…

Face à cette muflerie qui ne la surprend pas, elle garde son calme et se borne à demander :

— Que veux-tu ?

— Je passais dans le quartier, j'ai eu envie de prendre de tes nouvelles, savoir comment tu allais.

— Ben voyons… Si seulement tu avais eu ce genre d'attention avant ! Tu veux plutôt vérifier que je déprime encore et que tu t'en sors mieux que moi. Tu vas être déçu…

— Toujours en colère ?

— Je suis passée à autre chose. Mais je n'oublie pas. Je répète ma question : que veux-tu ?

Il se permet de rire puis se fige en découvrant la table d'amoureux. Il émet alors un sifflement aussi admiratif qu'ironique.

— Dis donc, tu sors le grand jeu ! Un rendez-vous galant… J'aurais dû m'en douter, mignonne comme tu es…

— J'étais aussi « mignonne » lorsque tu passais ton temps à me tromper.

— Tout le monde fait des erreurs.

— Pas tous les mardis, à heure fixe, pendant plus de trois ans. Et moi, pauvre innocente, qui te souhaitais bon courage pour tes dîners soi-disant professionnels…

Au plus profond de son être, la colère s'insinue, exactement là où elle avait fait de la place pour accueillir le plaisir. Certaines personnes sont de véritables polluants, capables d'empoisonner le plus pur des paradis. Elle vérifie l'heure. L'homme qu'elle espère ne devrait plus tarder, et celui qui l'a tellement fait souffrir ne doit en aucun cas gâcher ce moment-là. Il ne l'a que trop fait.

— Comme tu l'as si finement remarqué, dit-elle, j'attends quelqu'un. Merci de ta visite mais, la prochaine fois, appelle avant de débarquer.

— Je ne suis plus le bienvenu ?

Elle tend la main et déplace un bibelot qui n'en a pas besoin — prétexte pour éviter son regard — et lance :

— Non, tu n'as plus rien à faire chez moi. Et si tu ne comprends pas pourquoi, c'est ton problème. J'en ai fini avec toi.

— Tu n'es plus la fragile et tendre demoiselle qui avait besoin qu'on la protège…

— Celle-là a terminé sa formation. Formation assez coûteuse, soit dit en passant. Trouve-toi une autre stagiaire.

— Tu as donc tout oublié ?

— Je ne garde pas les souvenirs qui font mal…

— C'est tout ce que je suis pour toi, un mauvais souvenir ?

La lune grésille à nouveau. Cette fois, la femme ne se détourne pas. Elle est au pied du mur. Plus question de baisser les yeux ou de refuser l'obstacle. Il est temps d'affronter.

Tendue mais décidée, elle se lance dans une tirade qui ne laisse à son ancien compagnon aucune chance de répondre. Le ton est posé, mais chaque mot est martelé. Ce réquisitoire, elle l'a construit pendant d'innombrables insomnies, mûri au long d'interminables solitudes, peaufiné au fil des épreuves endurées. Ses larmes sont devenues l'encre d'un acte de justice qu'elle s'autorise enfin. Implacablement, elle égrène les moments honteux de ces années durant lesquelles il jouait double jeu alors qu'elle lui donnait tout. Voilà si longtemps qu'elle attendait de lui servir ses quatre vérités.

Elle n'était pas la seule à être impatiente de ce moment : le public aussi n'aspirait qu'à cela depuis près d'une heure, suspendu à ses lèvres et emporté par les péripéties de sa vie dans laquelle chacun plongeait sans pudeur. Dans la salle, alors qu'elle vide son sac, les spectateurs jubilent. Devant eux, ce n'est plus une renaissance qui se joue, mais une résurrection. Celle qui a tant subi se redresse. Après avoir été scandaleusement manipulée, elle prend enfin son destin en main.

Il tente de répondre mais ni son ex, ni l'auditoire ne tolèrent plus ses raisonnements fumeux. Plus personne ne supporte sa mauvaise foi désormais révélée au grand jour. Il est cerné, côté cour et côté jardin. Chaque fois qu'il se permet de prendre les spectateurs à témoin, une rumeur d'indignation parcourt la salle. Tout le monde voit clair dans son jeu. Même si la première concernée a été la dernière à comprendre, comme souvent dans la vie, elle ne craint plus de le juger. Elle n'a plus peur. Elle avance ses arguments comme autant de charges, avec une conviction si forte qu'il est physiquement obligé de reculer dans l'angle du décor. Sur la scène, le combat déloyal des premiers actes est oublié, et l'on se régale des escarmouches précédant la mise à mort du méchant. Après la douleur, la revanche. Après l'écrasement, l'envol. Tout va rentrer dans l'ordre. Justice idéale d'un monde parfaitement écrit où nos espoirs déçus peuvent reprendre vie.

Eugénie connaît la pièce par cœur. Elle assiste à chacune des représentations depuis que Cœur à retardement est programmé, voilà bientôt trois semaines. Comme chaque soir, elle a pris place en hauteur, sur le côté, dans une loge que personne ne réserve jamais parce que la vue est loin d'y être bonne. Elle ne s'installe pas là par hasard. De sa niche douillette, protégée par la pénombre, elle voit peut-être la scène en biais et les comédiens se soustraient à sa vue sur un quart du plateau, mais elle bénéficie par contre d'une vue plongeante sur le parterre, ce qui lui permet d'observer les spectateurs. Son champ de vision embrasse les deux univers, celui de la vie et celui de la comédie. De là, elle aperçoit même Karim, le pompier de service, qui, depuis les coulisses, assiste lui aussi à la représentation. Il est tellement absorbé par ce qui se joue qu'il ne remarquerait même pas un début d'incendie s'il se déclarait à ses pieds. Quand c'est émouvant, il essuie discrètement une larme en prenant soin de vérifier que personne ne l'a aperçu. Lorsque c'est amusant, il s'esclaffe avec le public. Eugénie le trouve touchant. Parfois, elle entrevoit aussi les machinistes qui se mettent en place avant les changements de tableaux. Il faudra vraiment que les électros vérifient le branchement de cette satanée lune qui n'arrête pas de grésiller. Un soir, elle explosera au beau milieu du spectacle.