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Fidèle à son habitude de surjouer, Natacha soupire assez fort pour que tout le monde l'entende, avant de lâcher :

— Fadaises ! Les temps ont changé. Au diable ces archétypes qui n'ont que trop duré. Ce que le public veut désormais, c'est suivre le destin de véritables héroïnes du quotidien, l'aventure de celles qui font avancer le monde en incarnant les enjeux d'aujourd'hui dans leur ineffable sensualité. L'art dramatique a trop longtemps refusé aux femmes la place qui leur revient. Il nous faut trouver une pièce ancrée dans le XXIe siècle, centrée sur une personnalité porteuse d'espoir et irradiant l'humanité sublimée.

Karim dévisage alternativement les deux « vedettes », sans pouvoir définir laquelle pourrait avoir raison. Les machinos se regardent, dubitatifs. Olivier fait discrètement semblant de se tirer une balle dans la tempe pour amuser ses comparses. Eugénie se dit qu'une fois de plus, le tandem de blaireaux n'est pas décevant. Incapables de voir au-delà de leurs petits intérêts. Chacun d'eux ne pense, au fond, qu'au premier rôle qui lui reviendrait, si possible au détriment de l'autre.

Le metteur en scène recentre le débat.

— Nous avons déjà joué les classiques, et même si nous avons touché les scolaires, on a un peu perdu le public payant. Trouver une pièce inédite prendrait aussi trop de temps. Il faut se démarquer, et vite. Nous devons faire preuve d'audace, aussi bien dans le contenu que sur la forme. Si nous voulons survivre, il faut frapper un grand coup.

Marco, l'un des habitués des seconds rôles qui fait aussi office de peintre pour les décors, propose :

— Pourquoi pas du music-hall ? Un mélange de danse et de musique sur de la poésie, dans un style contemporain…

Juliette acquiesce pour la danse, mais Victor tempère :

— La dernière fois que l'on a joué à ce genre de tripotage ésotérique — avec une note de musique perdue toutes les dix minutes et des phrases qui ne veulent rien dire déclamées par des comédiens à poil —, on a pris le plus gros bide de toute l'histoire du théâtre. Karim, c'est bien cette fois-là que tu t'es endormi ?

L'intéressé baisse les yeux, mais confirme d'un hochement de tête. Franck, le caissier qui a toujours rêvé d'écrire, lève la main pour prendre la parole. Nicolas le remarque.

— On n'est pas à l'école, Franky, tu peux parler, fait le metteur en scène.

— J'ai pensé à un concept qui pourrait être assez fort pour mettre tout le monde d'accord. On prendrait deux histoires super connues, totalement universelles, et on les mélangerait, créant ainsi une sorte de cocktail inédit qui pourrait emballer tous les publics.

— Un exemple ?

— J'ai beaucoup réfléchi. J'en ai imaginé plusieurs, mais le premier qui me vient, c'est un mix de Bambi et de Titanic. Vous imaginez le pitch ? Un faon orphelin embarque sur le voyage inaugural du plus grand paquebot du monde. Dans la cale, il rencontre Panpan. Ensemble, ils vont briser la glace…

Silence médusé de l'assistance, sauf Olivier qui étouffe un rire nerveux. Nicolas se gratte la barbe et la calvitie en commentant sobrement :

— C'est effectivement un concept puissant…

Eugénie n'arrive pas à faire redescendre ses sourcils soulevés par l'étonnement. Victor intervient, tout sourire :

— J'ai déjà le titre. Ça s'appellerait Titambi, ou mieux encore, Bambinic !

Emporté par son enthousiasme, Franky reste étanche — plus que le célèbre paquebot — à la perplexité ambiante. Il insiste :

— J'ai autre chose si vous voulez : La Cage aux folles et Batman, ou alors Blanche-Neige et Les Sept Mercenaires ! On pourrait amener des poneys sur scène, les enfants adorent les poneys…

Le metteur en scène lève la main pour l'interrompre :

— Merci Franky, même si l'idée est indéniablement révolutionnaire, nous aurions sûrement des problèmes juridiques.

Après avoir consulté son copain mannequin du regard, Arnaud se manifeste :

— J'ai connu un type qui jouait de la flûte de Pan avec ses fesses.

Natacha est à deux doigts de l'évanouissement, mais les électriciens, et surtout Victor, sont très intéressés.

— J'espère pour toi que tu ne l'as pas connu de trop près, fait celui-ci. Tu crois qu'il pourrait tenir deux heures ?

— J'en sais rien, mais avouez que c'est original.

Avec les machinos, Victor est au bord du fou rire.

— Ce qu'on économisera sur les décors passera dans les fayots et dans les masques à gaz pour le public…

Maximilien lève les yeux au ciel. En tant que metteur en scène, Nicolas souffre. Il réagit :

— Un peu de sérieux, s'il vous plaît, on joue notre peau…

Olivier réplique :

— On peut même dire notre cul ! Il faut avoir du nez !

Arnaud, vexé, prend son mannequin à témoin :

— Mais dis-leur, toi, ce serait du jamais-vu !

Par un surprenant hasard, la créature inanimée s'affaisse et baisse la tête exactement à cet instant. Arnaud vit cela comme un cruel désaveu. Il n'est sauvé de son malaise que grâce à une diversion bienvenue : on frappe à la porte de la salle.

Céline ouvre, essoufflée.

— Pardon pour le retard, j'ai fait aussi vite que possible.

— Aucun problème, répond Nicolas. Tu tombes au bon moment.

— Où en êtes-vous ?

Victor résume :

— Nous en étions arrivés à une grande fresque minimaliste mettant en scène Hamlet, qui, récemment opéré pour devenir une femme, se bat pour que Bambi puisse monter dans un canot de sauvetage avec les premières classes pendant que, sur le pont, des pétomanes jouent de la musique péruvienne. Il nous reste encore deux ou trois détails à affiner, notamment concernant le rôle des poneys. Si tu as des suggestions…

10

Alors que les discussions reprennent de plus belle, Eugénie se lève discrètement pour aller accueillir Céline et lui glisse en aparté :

— Je commençais à être inquiète… Tout va bien ?

— Désolée, un dossier d'indemnisation à boucler en urgence pour le siège. De toute façon, ça ou autre chose, je passe ma vie à être à la bourre, je me fais bouffer par tout et n'importe quoi… Je n'ai le temps de rien.

En l'embrassant, Eugénie lui indique sa chaise.

— Prends ma place, je vais m'installer derrière.

— Pourquoi ? Tu es très bien là. C'est pas toi qui es arrivée en retard.

— Ça part dans tous les sens, ils m'ont perdue. Et puis du fond, je verrai mieux.

— Ta fameuse vue d'ensemble…

— Absolument.

D'une main chaleureuse, l'aînée guide son amie jusqu'à son siège et s'exile sur la banquette du piano dans un angle de la salle.

Étrange spectacle. Comme souvent depuis quelque temps, Eugénie se demande si ce qui se joue devant elle est une pièce, un film ou la réalité. Elle a beau se frotter les yeux, tout lui semble éthéré, comme si elle vivait les événements à travers un voile d'irréalité, complètement déconnectée du moment présent. Elle entend les voix mais ne les comprend pas. Certaines répliques, qui pourtant devraient la faire rire, ne l'amusent pas. Plus rien ne semble l'atteindre. Dans ses rares instants de lucidité, Eugénie s'interroge : se ferme-t-elle au meilleur pour ne pas risquer de laisser entrer le pire, lequel profite souvent de la brèche ouverte ? Est-ce un mécanisme de protection ? Le bonheur est-il possible au prix de l'anesthésie absolue ? Est-elle vraiment devenue imperméable à toute forme d'émotion ? À quand remontent son dernier fou rire, ses dernières chaudes larmes ?